Poétesses guerrières

Fin 2019, les éditions Cambourakis ont publié dans leur collection « Sorcières » une anthologie bilingue dont le titre, emprunté à un poème de la poétesse américaine d’origine syrienne Mohja Kahf, témoigne de la force d’engagement : Je transporte des explosifs on les appelle des mots. Rassemblant des textes de vingt-quatre poétesses féministes activistes américaines écrits entre 1969 et aujourd’hui, ce volume sort de l’ombre un travail poétique et politique particulièrement méconnu en France et brise avec fracas le silence dans lequel il était jusqu’alors plongé. Parmi ces femmes : Adrienne Rich (1929-2012), grande poétesse américaine, féministe engagée, dont une petite partie de l’œuvre poétique est aujourd’hui traduite pour la première fois en français par Chantal Bizzini, aux éditions La rumeur libre.


Je transporte des explosifs on les appelle des mots. Poésie et féminisme aux États-Unis. Essai de Jan Clausen et anthologie de poèmes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Oliv Zuretti, Meghan McNealy, Charlotte Blanchard, Gerty Dambury et le Collectif Cases Rebelles. Cambourakis, 208 p., 22 €

Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile. Poèmes 1988-2004. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Chantal Bizzini. La rumeur libre, 112 p., 17 €


« Là où la parole n’émerge pas encore, c’est notre poésie qui nous aide à la façonner. » Cette déclaration de la poétesse afro-américaine Audre Lorde (1934-1992) éclaire d’une lumière crue le préambule de cette anthologie. Pour elle comme pour d’autres poétesses américaines, la poésie libère et se fait laboratoire de création de la parole politique d’un « nous » féminin jusqu’alors empêché de s’exprimer. Autrice d’un ensemble de discours, d’essais féministes [1] et de poèmes, Audre Lorde est l’une des figures majeures parmi les écrivaines américaines engagées pour les droits des femmes mais aussi des Noir·e·s et des différentes minorités pour qui l’écriture poétique a joué un rôle central dans la lutte politique et l’élaboration d’une parole libre, émancipée de la peur et des interdits. Cette anthologie permet de mesurer la force des liens entre poésie et engagement pour les vingt-quatre poétesses américaines ici réunies et ainsi libérées du silence subi, de l’isolement dans lequel elles ont pu et peuvent encore être maintenues.

La poétesse Jan Clausen, dans un essai de 1982 qui ouvre l’ouvrage, « Un mouvement de poétesses : pensées sur la poésie et le féminisme », en retrace l’histoire, ou plutôt « l’hystoire », selon le néologisme de la poétesse Susan Saxe, militante féministe qui fut l’une des femmes les plus recherchées par le FBI dans les années 1970, et qui appelle dans son poème « Hystery » à défaire la chaîne de mensonges pesant sur l’histoire des femmes, à recréer un récit au féminin, au plus près de la parole des femmes elles-mêmes : « Toute une hystoire à recréer, depuis l’empreinte négative des mensonges, / depuis les os de dinosaures de la vérité. » Jan Clausen s’y attelle avec précision, insistant sur le rôle politique des poétesses féministes dans la lutte des Noir·es ou dans les autres mouvements sociaux et culturels états-uniens, depuis la Harlem Renaissance des années 1920 jusqu’aux luttes des années 1970 et au-delà.

Afin de redonner aux femmes leur place dans l’Histoire, pour qu’elles puissent (re)créer, notamment à travers la poésie, leur propre histoire et « récit de soi » (Judith Butler), Susan Saxe invente un mot où l’on entend aussi bien « histoire » et « hystérie » qu’« utérus » : le corps féminin, le plus intime, dans son assignation sexuelle et maternelle, s’émancipe, prend place dans un autre langage, hybride, et se fait, grâce à lui, avant tout corps politique. Le néologisme de Susan Saxe souligne combien la poésie et son invention langagière s’impose comme un outil matériel et concret de libération des femmes et des minorités. L’écriture poétique libère le corps et apparaît comme un instrument d’émancipation puissant et immédiat : « La différence entre la poésie et la rhétorique / c’est d’être / prête à / se tuer, soi / à la place de ses enfants », affirme encore Audre Lorde dans la première strophe de son poème « Power », traduit par Gerty Dambury. Au-delà du sacrifice du moi, Audre Lorde, poétesse guerrière, conçoit elle aussi la poésie comme le lieu de l’écriture du corps, de sa matière sensible et de son pouvoir d’opposition et d’engagement physique.

Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile. Poèmes 1988-2004

Sans jamais uniformiser le travail toujours singulier de ces vingt-quatre autrices, leur regroupement dans Je transporte des explosifs on les appelle des mots renvoie plus généralement l’écriture poétique à l’expression et à l’incarnation du pouvoir d’action du corps féminin contre la soumission. Écrire en tant que femme son propre corps, c’est se le réapproprier, le reconquérir pour pouvoir en jouir soi-même, le revendiquer en liberté, indépendamment du regard masculin. Jan Clausen insiste sur l’importance de l’homosexualité pour ces poétesses comme moyen d’une libération pleine et entière. Dans l’un de ses plus beaux poèmes, « The Floating Poem », traduit par Charlotte Blanchard, Adrienne Rich célèbre le corps amoureux d’une autre femme et lui renvoie le miroir de sa « façon de faire l’amour, comme la fronde à demi enroulée / des crosses de fougères dans les forêts [… ] la danse vivante et insatiable de tes mamelons dans ma bouche — / ton toucher sur moi, ferme, protecteur, qui / m’explore, ta langue puissante et tes doigts fins / atteignant l’endroit où pendant des années je t’avais attendue / dans ma caverne rose-mouillée — quoi qu’il arrive, il y a ça ». Le sexe féminin s’impose dans sa force, persistant par-delà les incertitudes.

Au-delà de la beauté de cette expérience sensible, de cet érotisme sonore, on comprend l’enjeu, en 1976, date de parution du recueil Twenty-One Love Poems, de l’écriture de ce corps-à-corps lesbien et de la révélation finale d’un je féminin affranchi, au creux même du sexe d’une autre femme. On songe à l’influence aux États-Unis de l’essai de Monique Wittig Le corps lesbien, paru en 1973, et de la pensée d’un lesbianisme politique. « “Je suis une femme” était le cœur de la révélation recherchée ou exprimée », affirme Jan Clausen au sujet des poèmes féministes américains des années 1970. L’écriture poétique du corps érotique n’est donc pas un signe de soumission ou d’assignation de l’écriture des femmes à l’intime et au monde des sentiments. Elle est au contraire un instrument transgressif de libération et de récupération de son propre espace et de son expérience propre.

Le corps féminin qui se dégage de l’anthologie, véritable boule de feu, s’impose ainsi dans une dimension politique, trans-personnelle et intersectionnelle. Si, comme l’affirme Jan Clausen, les poétesses féministes américaines s’emparent avec colère de la poésie pour revendiquer un « moi » au féminin, Clausen souligne aussi combien ce « moi » est dépendant d’un « nous » omniprésent dans les poèmes de l’anthologie : « ce n’est pas seulement en tant qu’individue mais beaucoup en tant que membre d’une communauté littéraire et politique que je vis mon moi de poétesse ». Cette communauté n’est pas, contrairement à certaines idées reçues, fermée sur elle-même. Il s’agit en réalité pour ces femmes de se rassembler pour mieux s’ouvrir à l’autre, l’accueillir dans sa différence. Le corps célébré par les poétesses féministes américaines entre 1969 et aujourd’hui est un corps pluriel, tissé d’histoires, de luttes et de langues multiples. L’anthologie met ainsi à l’honneur la poétesse et féministe lesbienne juive-américaine Irena Klepfisz, née dans le ghetto de Varsovie, fille d’un ancien militant du Bund, tué durant l’insurrection du ghetto en 1943. Elle intègre du yiddish dans ses écrits et joue avec brio sur ses proximités et écarts sonores avec l’anglais, à l’image du magnifique poème « Zi shemt zikh / She is ashamed » :

« Zi shemt zikh

                    She has forgotten

                    Alts fargesn

Forgotten it all. »

Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile. Poèmes 1988-2004

Audre Lorde, Meridel Lesueur et Adrienne Rich (1980) © CC/K. Kendall

Le corps poétique qui s’invente entre les lignes de cette anthologie est un corps de langues parfois oubliées, qui elles aussi se meurent en silence. Irena Klepfisz ravive une langue qui se perd, langue de l’enfance et du passé, et donne corps, par la poésie, aux écarts et aux liens ambivalents des cultures et des temps. On pense aussi à la poétesse Gloria Anzaldúa (1942-2004), autrice et activiste queer et chicana, née au Texas près de la frontière mexicaine, considérée comme la première à avoir théorisé le terme queer et dont les poèmes, hybrides, oscillent entre l’anglais et l’espagnol.

L’anthologie, qui comporte bien sûr certaines limites inhérentes à l’entreprise – risque de réduire la lecture de ces poèmes au seul prisme de la poésie et de l’engagement, absence intrigante de certaines poétesses parmi lesquelles, notamment, Maya Angelou –, réalise cependant plusieurs tours de force indéniables : donner à lire, dans des traductions de qualité et dans le respect des singularités, des poétesses encore peu lues et étudiées en France ; faire entendre leur puissance sonore et politique ; affronter, sans en fuir les raisons politiques et matérielles, l’origine de la force du lien entre féminisme et écriture poétique. À cet égard, la réflexion de Jan Clausen sur la dévalorisation de la poésie aux États-Unis et sur la possibilité – plus grande que dans le cas de la fiction – pour les femmes d’y avoir accès est particulièrement convaincante.

Ce qui était plus délicat encore, cette anthologie parvient à se libérer de toute forme de binarité et à transmettre la pensée du « trouble dans le genre » et, au-delà, de l’incertitude des limites et des catégories. Si ce livre permet d’insister sur le pouvoir insurrectionnel des mots et de célébrer des poétesses engagées dans des luttes politiques jusqu’à la clandestinité ou la prison (Assata Shakur, Susan Saxe) et concevant la poésie comme un acte révolutionnaire y compris dans la langue la plus simple et la plus quotidienne, il révèle aussi la complexité et la douleur de cette radicalité. De nombreux poèmes témoignent ainsi d’un véritable travail à travers l’écriture poétique, d’une forme de fragilité, à l’image du poème d’Audre Lorde « A Litany for Survival » qui est saisissant  : « Pour celles d’entre nous qui vivent sur la frontière / qui se tiennent constamment au bord des décisions / cruciales et solitaires / pour celles d’entre nous qui ne peuvent succomber / aux rêves fugitifs du choix / qui aiment dans les couloirs vont et viennent / entre deux aubes / regardant dedans dehors ». Audre Lorde souligne ainsi le pouvoir ambigu de l’entre-deux, du « bord », de l’« en-dehors-en dedans ». Un autre poème d’Adrienne Rich sur Marie Curie montre l’ambivalence de ce pouvoir :

« Elle est morte   femme célèbre   qui niait  
ses blessures
niait
que ses blessures    venaient   de la même source que son pouvoir »

(traduit par Charlotte Blanchard)

Ce sont peut-être ces flottements et cette incertitude que l’on peine à percevoir dans la traduction d’Adrienne Rich par Chantal Bizzini. L’absence du texte anglais est regrettable de ce point de vue, même si l’on se réjouit de lire pour la première fois en français une anthologie entièrement dédiée à la poétesse, livrant un aperçu plutôt riche de son œuvre, de son Atlas du monde difficile, déployant une somptueuse « fresque » des paysages états-uniens, à son long poème tissé de voix entre-collées, « Une longue conversation ». Dans sa thèse [2] consacrée à la réception et aux traductions françaises d’Adrienne Rich, Charlotte Blanchard souligne le rôle de « passeuse » de Chantal Bizzini ainsi que son souci de « précision sémantique ». On regrette pourtant de ne pas ressentir en français la vivacité du travail rythmique et syntaxique d’Adrienne Rich et son attachement à l’ambiguïté de l’expression du genre ou d’amphibologies desservies en français par l’adoption d’une syntaxe française classique.

Adrienne Rich, Paroles d’un monde difficile. Poèmes 1988-2004

Dans « Victory »,  l’un de ses plus beaux poèmes, dédié à la poétesse et critique d’art Tory Dent engagée notamment dans la lutte contre le SIDA dont elle était atteinte, Adrienne Rich, elle-même morte d’une arthrite rhumatoïde en 2012, exprime sa conscience aiguë de la maladie ainsi qu’une empathie empreinte de sororité pour celle qu’elle compare à la Victoire de Samothrace. Sans virgule mais avec des tirets, des blancs typographiques ou des deux-points redoublés, Adrienne Rich déploie, dans une syntaxe brisée, atténuée dans la traduction française, une parole sonore de « connivence intime », par-delà la poésie, « terrible pont s’élevant au-dessus de l’air nu » qui les réunit :

« La victoire de Samothrace

sur un escalier    ses ailes, en arrière,

flamboyantes    me dit

:: à chaque personne rencontrée

                 Déplacée, amputée    ne me compte jamais pour rien

Victoire

         découpée dans le désastre    qui s’avance

                        en haut des escaliers »

Les « paroles du monde difficile » d’Adrienne Rich, d’Audre Lorde, de bell hooks et des poétesses moins connues de cette anthologie se découpent ainsi peu à peu du seul espace américain, s’avancent, se déplacent. Grâce à ces traductions, elles se libèrent et nous saisissent. Ce monde difficile est actuel. Il est le nôtre.


  1. Parmi lesquels Sister outsider, traduit en français en 2003 aux éditions Mamamélis, tout comme son autobiographie, Zami. Une nouvelle façon d’écrire mon nom (2001), et son Journal du cancer suivi de Un souffle de lumière (1998).
  2. Charlotte Blanchard, Réception et traduction de la poésie d’Adrienne Rich en France, université Michel de Montaigne-Bordeaux III, 2019. Consultable en ligne.

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