Mater dolorosa

Vient de paraître le Journal de la dessinatrice, graphiste et sculptrice allemande Käthe Kollwitz (1867-1945). Cette parution est la bienvenue car Käthe Kollwitz demeure quasiment inconnue du grand public en France.


Käthe Kollwitz, Journal, 1908-1943. Présentation de Sylvie Doizelet. L’Atelier contemporain, 312 p., 25 €


Pourtant, cette talentueuse plasticienne a bénéficié pendant toute sa carrière d’une renommée et d’une reconnaissance qui lui permirent de vivre de son activité artistique. Admirée pour ses œuvres, elle était respectée en Allemagne comme à l’étranger où l’on voyait en elle « l’artiste de la Révolution et du prolétariat » (Journal, octobre 1920) et une opposante farouche à la guerre.

L’ouvrage se compose de trois parties. Une présentation par Sylvie Doizelet retrace les grandes étapes de la vie et de la carrière de Käthe Kollwitz, biographie illustrée par de nombreuses photographies d’un grand intérêt documentaire. Sa naissance et son enfance à Königsberg en Prusse orientale (aujourd’hui Kaliningrad en Russie) dans une famille dont le père, maître maçon, professait des idées progressistes et libérales. Sa formation artistique auprès de peintres réputés et dans des écoles ou académies de peinture (Königsberg, Berlin, Munich, Paris). Son mariage en 1891 avec le docteur Karl Kollwitz puis leur installation à Berlin, au 25 de la Weiβenburgerstraβe dans le quartier ouvrier de Prenzlauerberg où ils habiteront pendant cinquante ans. C’est à Berlin que Käthe Kollwitz connaîtra rapidement la réussite artistique et accèdera à la notoriété. Lauréate en 1907 du prix de la Villa Romana, elle est en 1919 nommée membre de l’Académie des Beaux-Arts de Berlin où elle accède en 1928 à la charge de professeur. Elle en sera bannie en 1933 après l’arrivée de Hitler au pouvoir, puis, en 1936, subira, comme de nombreux artistes allemands pour cause d’art dégénéré, un Berufsverbot, interdiction d’exercer son métier  et donc d’exposer.

Käthe Kollwitz, Journal, 1908-1943

(1897)

L’ouvrage comporte ensuite une très riche et précieuse partie illustrative : 47 reproductions d’œuvres exposées au Käthe Kollwitz Museum de Cologne dans lesquelles on voit clairement apparaître les thèmes qui ont été au cœur de sa production artistique et qui mettent en évidence l’étendue de sa palette de plasticienne. Ses dessins, gravures, eaux-fortes, sculptures, ont en commun de montrer, de dénoncer la misère, le chômage, la guerre et la douleur des mères, de clamer « Ne touchez pas à nos enfants ! », « Nie wieder Krieg ! » (« Plus jamais la guerre ! »). Cris d’horreur, de désespoir, appels au secours et à la solidarité, ses œuvres constituent un lamento déchirant, empreint de noblesse et de puissance expressive. Œuvres dont on peut dire qu’elles sont encore aujourd’hui d’une tragique actualité.

Le Journal (1908-1943)

L’original du Journal de Käthe Kollwitz consiste en un millier de pages contenues dans une dizaine de cahiers (Die Tagebücher). L’éditeur a sélectionné une partie seulement des entrées du Journal dont Micheline et Sylvie Doizelet ont assuré la traduction. Dans ces extraits, de très nombreux thèmes sont évoqués ; voici les plus importants, ceux qui sont au cœur de la vie et de l’œuvre de l’artiste.

La misère des classes défavorisées, et l’engagement de l’artiste pour leur défense : elle collabore à l’hebdomadaire satirique Simplicissimus, dans lequel elle publie régulièrement des dessins ; elle agit aux côtés des Femmes Social-démocrates en prenant part aux activités d’une coopérative qui vient en aide aux femmes en détresse ; elle répond aux commandes des syndicats ouvriers et leur fournit les affiches dont ils ont besoin.

Käthe Kollwitz, Journal, 1908-1943

Femme en prière (1892)

On trouve aussi de nombreuses pages consacrées à la situation socio-politique, aux troubles révolutionnaires de l’immédiat après-guerre, aux difficultés économiques des années vingt et trente et bien sûr à la montée du nazisme et à l’accession de Hitler au pouvoir. Dès 1928, elle note dans son journal : «  Une mauvaise époque s’annonce, ou plutôt elle est déjà là ». Et en 1932 : « Les gens s’enfoncent dans la misère la plus noire. Et puis toutes ces répugnantes campagnes de harcèlement… » Le 31 janvier 1933, elle écrit : « Hitler devient Chancelier du Reich. Depuis, c’est coup sur coup, sans répit », et le 15 février quelques mots lapidaires : « Perquisitions, arrestations. La dictature absolue. Pouvoir total sur chacun. » Et pour finir avec ce terrifiant registre, cette dernière notation de décembre 1941 : « Il se produit de terribles actions contre les Juifs. Des déportations en masse, des cruautés de toute sorte… partout on entend : Mort aux Juifs ! ».

Enfin, parmi les thèmes présents dans le Journal, deux occupent une place prépondérante : la guerre/la mort/le deuil et l’activité créatrice.

D’abord, le deuil de ces millions d’hommes et de jeunes gens sacrifiés qui ont alimenté l’effroyable boucherie de la guerre, mais en même temps le deuil du plus jeune des fils de Käthe, Peter, né en 1894, engagé volontaire dans l’enthousiasme de la première heure qui tomba sur le front de Flandre en Belgique le 22 octobre 1914, à 18 ans, dix jours seulement après son départ de Berlin. Un deuil dont elle ne se remit jamais et dont témoignent les multiples rappels qu’elle fait tout au long de son journal en décrivant chaque année le rituel qu’elle a institué pour célébrer trois dates cruciales, celle du jour où elle l’a embrassé pour la dernière fois, celle du jour de son décès et celle de son anniversaire. Elle connut une deuxième fois un tel deuil lorsque son petit-fils, prénommé Peter comme son tout jeune oncle, tomba à son tour le 22 septembre 1942 à Stalingrad. Des pages poignantes qu’on lit avec affection et empathie pour cette mère de douleur. Douleur qu’elle « hébergea » sa vie durant et qui influa sur sa vie de créatrice d’une manière tour à tour paralysante et stimulante.

Käthe Kollwitz, Journal, 1908-1943

(1903)

En 1943, elle reconnaissait qu’elle n’était pas « née avec un tempérament heureux ». Ce caractère mélancolique et peu apte au bonheur se manifeste par des symptômes qui s’accumulent au fil des 35 années que couvre son journal. C’est d’abord l’ennui qu’elle ressent devant la tâche. À ce propos, dès la première page de son Journal, le 18 septembre 1908, elle note : « Aujourd’hui j’ai cherché un nouveau travail à entreprendre. Je me sens vide et je prends trop peu de plaisir aux choses. » Le vide, l’ennui, la fatigue et même l’épuisement s’installent en elle régulièrement. Au fil des pages, d’autres sentiments vont se faire jour : l’abattement, le découragement, la tristesse, la désillusion, l’indécision, le doute, qui génèrent une grande difficulté à travailler et à terminer les œuvres entreprises.  Ce sont là les symptômes d’un état dépressif qui prendra de plus en plus possession d’elle à partir de la perte de son fils tant aimé. Le 12 octobre 1917 (date anniversaire du jour où elle serra son fils dans ses bras pour la dernière fois), elle note : « Il y a trois ans, pour la dernière fois… Je pense qu’à ce moment-là, j’ai dépensé toute ma force. C’est de là que date pour moi la vieillesse, le chemin vers la tombe. Ce fut la rupture… Il est apparu qu’à partir de là, j’allais vers le bas. ». Dès lors les phases de dépression vont alterner avec les phases d’éphémère sérénité jusqu’à la fin de sa vie. Ce qui ne l’empêcha pas d’accomplir son œuvre ainsi qu’elle se l’était juré le 15 février 1916 : « Je ne veux pas encore mourir, pas avant que j’aie fidèlement et entièrement fait mes preuves, fait fructifier tout ce qui a été planté en moi, jusqu’au dernier rameau, je ne veux pas renoncer. » Elle arrêta définitivement d’écrire dans son journal en mai 1943 et disparut en avril 1945.

Käthe Kollwitz, malgré les vicissitudes d’une vie où alternèrent le bonheur et le malheur dans le chaos d’un pays en proie à tous ses démons, dans un monde allant vers l’apocalypse, a réussi à mener à bien sa tâche d’artiste. Elle a créé des chefs-d’œuvre impérissables qu’elle appelait modestement son « travail ». Elle a accompli sa mission. Avec cette publication, les éditions L’Atelier contemporain font aussi leur « travail » en jouant leur rôle de passeur : faire connaître Käthe Kollwitz en France. C’est une tâche noble et nécessaire. On peut espérer que ce livre contribuera à éveiller chez le lecteur l’envie de mieux la connaître et de découvrir l’universelle artiste qu’elle fut.

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