Qui est Serge Tamagnot ? En quoi sa vie est-elle à raconter ? Cet inconnu célèbre, né bâtard en 1932 à Limoges et mort en 2022 dans un EHPAD à Paris, avait d’abord été décorateur de porcelaine, secrétaire-homme de main du couple Jouhandeau, barman dans un local de jazz, serveur dans une crêperie, employé à la Cour des comptes… Il était réputé pour sa passion de la photo et son assiduité auprès des stars de tous les arts pour obtenir des autographes.
« Parmi les écrivains, Jean Cocteau fut le premier à lui répondre, Marcel Jouhandeau l’accueillit chez lui, Violette Leduc et Jean Sénac furent ses amis et Françoise d’Eaubonne sa protégée et sa voisine. » Cette première liste est suivie d’autres, René de Ceccaty en est friand, certaines occupent une page entière, comme la page 16, par exemple, qui énumère tous ceux, toutes celles à qui Serge Tamagnot se retrouva lié : actrices (Brigitte Bardot Bernadette Lafont, Arletty), chanteuses (Line Renaud, Juliette Gréco…), journalistes (Josyane Savigneau…), acteurs (Jean Marais, Pierre Clementi, Jean-Louis Barrault, Pierre Grammont), chanteurs (Hervé Vilard, Pascal Sevran, Egon Kragel), peintres (Arrabal, Bernard Buffet, Leonor Fini…), photographes (Pol Bury, Édouard Boubat…), dessinateurs satiriques (Plantu, Sempé…) et bien sûr écrivains, aussi divers que Guy des Cars et Nathalie Sarraute, Alain Borer et Gabriel Matzneff, Henry de Montherlant et Rabah Belamri, Marguerite Yourcenar… Sans compter les anciens, Proust, Céline, Nietzsche, Plutarque, Sénèque, Montaigne et Saint-Simon.
Une accumulation qui donne le vertige, à peine croyable et pourtant vraie. Un brouillage des repères étonnant : ici, les jugements portés sur telle ou tel, les ostracismes, les expulsions n’existent pas. « Il ne craignait pas de rechercher la compagnie de personnes qui, aux yeux de certains, n’étaient pas recommandables […] Il contestait tous les jugements dominants et préservait sa liberté, caractéristique qui m’a semblé la preuve de ses grandes qualités humaines ». Ouverture ou refus des frontières : Gabriel Matzneff était présent dans le petit local bondé d’Exils, la galerie qui exposait les photos et collages de Serge Tamagnot quand a paru le présent livre.

Quelles relations René et Serge ont-ils exactement nouées, entretenues, interrompues, et fait durer jusqu’à la mort du plus âgé, du « célèbre inconnu » ? C’est là que l’analyse devient pour le critique plus compliquée, le récit de l’auteur plus retors. « On pourra s’interroger sur ce qui avait pu nous rapprocher, sans pour autant créer une amitié de type classique » ; « Il ne découvrait le plus souvent les éléments intimes et même professionnels de ma vie que tardivement, en me lisant » ; « Je ne lui connaissais que quelques amitiés, quelques brouilles et de très nombreuses admirations et correspondances épistolaires. » C’est ainsi que René de Ceccatty, qui n’ignore pas que Serge est homosexuel, met longtemps à connaître ses liens avec deux femmes, Céline Jouhandeau et Karima Rouault, et son « profond amour avec un jeune Marocain qui vivait en Algérie, Saïd Ould Didi ».
Dans ce premier chapitre, René de Ceccatty a presque tout dit de la vie du pauvre Tamagnot. Jusqu’à ce qui constitue sa colonne vertébrale, le nœud tragique de son destin : « Serge a eu trois drames dans sa vie : l’assassinat de ses parents, le meurtre de Jean Sénac et la mort de Pascal Sevran ». Pourtant, le livre ne fait que commencer. Alors ? Que le lecteur travaille, propose Ceccatty, je donnerai des épisodes, à lui de rassembler les morceaux du puzzle que propose ma mémoire.
Technique d’évitement ou d’élucidation ? Certainement les deux. N’oublions pas le titre : « Monsieur Miroir ». Quel sens lui accorder ? Le premier et le plus évident : Serge Tamagnot était un figurant qui tendait un miroir à celui ou celle qu’il prenait en photo : « Voilà ce que vous êtes ! ». Le plus souvent, l’image offerte était inattendue, l’objectif surprenait le modèle, le figeait, l’épinglait comme un papillon mort dans un rictus, une grimace, une expression inavouable, échappée au moment où la maîtrise se relâchait. Ou bien l’image était voilée, détournée, augmentée d’un collage, qui la sortait de son contexte et l’installait dans un tout autre, inadéquat, révélateur.
Mais le miroir a plus d’un tour derrière son tain, comme le révèle avec malice la couverture du livre, sur laquelle on découvre un Serge Tamagnot en souverain du trompe-l’œil ou du déguisement, assis devant une table, le stylo à la main. Et sur la droite, dans un miroir, la silhouette d’un homme, debout à l’extérieur, dans une rue enneigée, en train de le photographier. Un homme qui est certainement René de Ceccatty. L’un se dérobe derrière les autres ou des habits d’emprunt, l’autre écrit, se montrant à travers son sujet.
Nathalie Léger a donné pour titre à son livre sur l’auteur de Molloy et d’En attendant Godot Les vies silencieuses de Samuel Beckett (Allia, 2006, réédité cette année), faisant référence, très probablement, aux cose naturali des peintres hollandais, qui exhibent et détaillent les plaisirs de la chair sous la forme arrêtée de ce qui ne vit plus, vies coites, ou mortes. Vies silencieuses. Comme Serge Tamagnot, Beckett était taiseux, il parlait peu de lui et préférait écrire. « Ramenez le silence », dit Molloy. « Il faut bien passer les heures à n’importe quoi puisque l’essentiel est rendu impossible », écrit Nathalie Léger. Un propos qu’aurait pu tenir Serge Tamagnot, qui ne croyait pas en lui, en son intérêt en tant qu’être humain et en tant qu’artiste.
En 1930, alors qu’il a vingt-quatre ans, Beckett écrit quelques pages sur un certain Jean du Chas, écrivain français méconnu qui aurait laissé un journal inédit. En vérité, un double de lui-même. Qui invente le concentrisme. « Contre la dissolution, la concentration. Contre l’effusion, la soustraction. “Le concentrisme ? Spirale éliminatoire” ». « Comment dresser la scène provisoire de ces vies silencieuses qui s’organisent puis s’évanouissent sous le nom de Samuel Beckett ? », se demande Nathalie Léger. Elle répond en choisissant – ou peut-être en laissant choisir certains épisodes – certaines images de l’écrivain irlandais, et en se concentrant sur eux, interprétant de la sorte, à sa manière, la technique du concentrisme.

De même, René de Ceccatty accueille les souvenirs qui lui reviennent spontanément et les évoque, mais ce sont des détails, de petites choses qui errent autour de la figure du pauvre diable qu’est son héros, qui suintent, semble-t-il, du récit de sa vie, de son noyau infracassable, déjà narré au tout premier chapitre. Ce qui est original, dans Monsieur Miroir, c’est que chaque fois, ou presque, René de Ceccaty répète son récit, mais avec des écarts, des ajouts, des variantes, soit infimes, soit majeurs, pour en extraire la quintessence.
La réitération des éléments biographiques peut se comprendre et s’expliquer par une forme d’impuissance à occuper les vides, à trouver des réponses aux questions qu’on se pose. Reste la solution de les utiliser comme des clichés photographiques. Et à partir de là, de rayonner, rêver, broder. Ces éléments biographiques sont-ils réels ou fantasmés ? Le lecteur a un trouble. Je les connais déjà. Suis-je enclin au délire ? J’ai un doute sur moi. Comme si j’étais halluciné, pris dans les rets du personnage, que j’étais devenu son objet, son pantin. Au fond, le pauvre Serge Tamagnot n’était-il pas le roi du ring, celui qui gagne en s’effaçant, celui qui manipule, comme le marionnettiste qui dirige un spectacle de bois et de ficelles mais cagoulé, caché ?
« Serge était né comme amputé de son centre, écrit René de Ceccatty, il le cherchait ailleurs. » Et de conter une fois de plus les relations de Serge avec le couple Jouhandeau « qui avait tenté de le séduire avec sa fille Céline ». Chaque version de l’épisode diffère un peu des précédentes. Tantôt Céline est amoureuse, tantôt elle est perverse et elle se joue de Serge, tantôt elle apparaît comme un appât entre les mains du couple parental. Quant à Serge Tamagnot, qui semble lui aussi tout à fait amoureux, il tient plus qu’il ne le croit à sa chère solitude et s’échappe de lui-même du piège diabolique où il était entré, pour avoir cru à « une rédemption de sa propre malédiction familiale, de son abandon ». Mêmes contradictions à propos des parents, dont le lecteur n’a pas, en fin de compte, la vérité.
C’est que celle d’un être ne peut qu’être fuyante, n’apparaître qu’en reflets successifs et tremblants, comparable en cela aux collages et images abandonnées après décès par Serge Tamagnot, dans des sacs, des placards, pièces d’un puzzle et donc mouvantes, jamais fixées. Quant à René de Ceccatty, qui le regarde, qui l’analyse, par le fait même de son statut d’observateur, il se tient à distance et maintient un écart, comme s’il craignait le mimétisme, comme s’il se refusait à être confondu avec son double du miroir méprisé et moqué par son environnement, parfois traqué en tant que juif et homosexuel, devenu vieux, boiteux après une agression.
Hébergé dans un EHPAD, Serge Tamagnot est pris en charge par Pierre Grammont, ancien élève de l’École normale supérieure devenu comédien. Il est son curateur. Et, après le décès, René de Ceccatty, en compagnie de ce dernier, se charge au prix d’un lent et dur labeur de trier et sauver des quantités de sacs d’archives dont une partie est recueillie dans les réserves de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), le reste acquis par un musée de la ville de Nevers. La mémoire de celui qui se moquait de sa mémoire est ainsi préservée. Elle l’est aussi par Monsieur Miroir, qui cependant, bien davantage qu’une biographie, est le récit des rapports que nous entretenons avec la mort, avec les morts et les remords qui nous taraudent vis-à-vis d’eux. Car n’avons-nous pas tous un Serge Tamagnot dans nos maisons mentales ?