De Montherlant à Cohn-Bendit

Soixante ans de journalisme littéraire de Maurice NadeauSix semaines seulement séparent un éditorial écrit à chaud alors que vient d’éclater le mouvement de Mai 68 et un article consacré à l’édition définitive de ce « pétard mouillé » qu’est La rose de sable d’Henry de Montherlant. Entre les deux, l’Histoire vient de se scinder « en un avant et un après », écrit Maurice Nadeau dans l’éditorial de La Quinzaine littéraire du 1er juin. Mais avait-il vraiment saisi tous les enjeux de la contestation ?

Dans le déroulement de ces événements, et la survenue de la grève générale, Maurice Nadeau voit d’abord comme la réalisation des aspirations révolutionnaires du XIXe et de la première partie du XXe siècle, avec comme sous-texte, semble-t-il, la critique trotskyste du « capitalisme d’État » et toute sa dimension humaniste. On sent son enthousiasme quand il écrit que « le ciment de cette levée en masse de la jeunesse étudiante », c’est « le refus de systèmes politiques et sociaux qui étaient jusqu’à présent parvenus à désarmer, neutraliser et intégrer les courants d’opposition ». Ce que défendent les étudiants à Paris et à travers le monde, ajoute-t-il, « ce sont les valeurs qui seules rendent la vie digne d’être vécue », à l’opposé « des faux besoins créés par la société technologique ».

Soixante ans de journalisme littéraire : Nadeau avait-il compris 68 ?

Manifestation place du Capitole, à Toulouse (11 ou 12 juin 1968) © CC4.0/Fonds André Cros/Archives municipales de Toulouse

À l’automne, alors même que des élections viennent d’opérer un retour à la normale et qu’en Tchécoslovaquie un autre printemps, celui de Prague, vient d’être écrasé par les chars soviétiques, Maurice Nadeau maintient ouvertes les perspectives historiques. Rien ne peut faire que le mouvement de mai-juin 1968 n’ait pas eu lieu, avec tous les projets et les désirs qu’il a révélés. L’heure est déjà aux bilans et aux analyses. Parmi tous les livres qui paraissent alors, au lieu de ceux qui ont été écrits par des auteurs chevronnés, il choisit de rendre compte de l’ouvrage du plus connu des jeunes meneurs du mouvement, Daniel Cohn-Bendit, qu’il décrit avec beaucoup de sympathie comme quelqu’un qui frappe par sa vitalité, son bon sens et son humour. À la sympathie s’ajoute l’attention à ses thèses : la critique de l’université « qui ne cherche qu’à alimenter le marché des futurs cadres », le projet autogestionnaire, et une préférence affichée pour le spontanéisme de Rosa Luxemburg ainsi que pour l’anarchisme anti-autoritaire.

« Comprendre politiquement l’ordre culturel, et du même coup, culturellement le domaine politique », disait l’éditorial du 1er juillet 1968. Mais il y a comme une dissonance dans cet éditorial en forme d’autocritique et de programme. Quand on lit, par exemple, que « Lévi-Strauss et Boulgakov sont essentiels à la contestation révolutionnaire ». Laissons de côté l’immense écrivain qu’a été Boulgakov. Mais pourquoi Lévi-Strauss, le modèle même du système mandarinal à la française, que les participants et participantes au mouvement du 22 mars (car les femmes étaient là et se feront entendre haut et fort deux ans après) entendaient déboulonner ? Pourquoi pas Herbert Marcuse ou Guy Debord ? Avec le temps, on voit qu’il n’était pas aisé de sortir du « cercle complice des “médiateurs de la culture” », comme le désirait pourtant Maurice Nadeau.

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