La répudiation

Dans la Bible, Agar est répudiée par Abraham et c’est Dieu qui répare l’injustice. Dans La robe blanche de Nathalie Léger, la mère est condamnée au divorce après un jugement inique et c’est la fille qui répare l’injustice par l’écriture.


Nathalie Léger, La robe blanche. P.O.L, 140 p., 16 €


Si je me permets ce rapprochement, c’est que le récit possède des accents bibliques. Le destin d’une malheureuse trouve des échos dans celui de consœurs, un constat s’établit, qui instaure un procès en faveur de la femme humiliée et offensée à travers les temps. Mais le dire ainsi dénature la manière et même le propos de Nathalie Léger qui est beaucoup plus subtil.

Je relis La robe blanche à l’aune de son dénouement, mais aussi de ses prémisses, à savoir les volumes qui l’ont précédé, L’Exposition et Supplément à la vie de Barbara Loden. Ce sont les dernières pages de La robe blanche qui éclairent les trois fois environ 150 pages écrites depuis 2008, et mettent soudain en lumière le personnage principal de cette trilogie : la mère de la narratrice.

On met longtemps à comprendre que c’est elle qui importe. Elle est entrée dans le récit sur la pointe des pieds et y circule d’abord comme un souffle, une ombre à peine vivante, l’ombre d’elle-même. On se demande presque pourquoi elle est présente et ce qu’elle peut bien faire dans le voisinage de la Castiglione, l’héroïne affichée de L’Exposition. Dans le deuxième volume, la mère prend davantage de place et de force, et ce qui la rapproche de Barbara Loden est plus directement compréhensible : deux épouses effacées sous l’emprise d’un mari, l’un célèbre, Elia Kazan, l’autre anonyme mais tout aussi prédominant.

La robe blanche reprend le jeu avec le double et poursuit le portrait de la mère grâce au rapprochement avec une autre, mise en lumière, pendant un temps, par les médias, Pippa Bacca. Celle-ci, une artiste italienne, avait fait le projet de se rendre en auto-stop vêtue d’une robe de mariée, à travers les zones de conflit des Balkans et du Proche-Orient, afin de démontrer les valeurs communes de la Méditerranée et porter un message de solidarité et d’espoir. Elle voulait, écrit Nathalie Léger, « non pas répandre le bien mais son idée… et il se peut que cette idée compte ».

Oui, en robe de mariée, comme celle que la mère sort quelquefois de son écrin. L’idée de revenir sur cet habit fétiche est profonde et fertile, d’autant qu’il est toujours en vogue puisque même Madonna, à en juger par un des derniers numéros de Paris Match aperçu à mon kiosque à journaux, a voulu s’en vêtir.

Qu’est-ce que cette robe blanche, pour l’artiste italienne, pour la mère, pour les femmes évoquées à leur suite ? L’auteure ne tranche pas, elle repère seulement le soin dont on l’entoure, avec lequel on la conserve. Marque d’un temps qui passe, où la vie d’une femme se jouait, se nouait et parfois s’achevait le jour des épousailles et que la nuit des noces entachait à jamais de frustrations, de déceptions ? « Immaculée, peut-être, mais tout ça pèse un poids », « taffetas de soie éclatant, organdi, satin imprégné de la délicate sueur des illusions ».

Nathalie Léger, La robe blanche.

Abraham renvoyant Agar. Gravure du XVIIIe siècle

Nathalie Léger n’est à aucun moment dans la grandiloquence. C’est un de ses grands attraits. Au contraire, méthodique, presque cruelle, vis-à-vis d’elle, des autres. C’est qu’elle n’est pas sentimentale et pas non plus lyrique, en dépit de moments magnifiques proches de la poésie, et d’accès de tendresse, sinon de sympathie, pour Barbara Loden et pour Pippa Bacca la performeuse en robe blanche. Vis-à-vis de la mère, centrale, omniprésente, « cette femme trop gentille, incapable de se protéger de la plus banale cruauté, incapable de se dresser, incapable d’autres choses que de pleurer », le lien est fort, complexe – l’amour se mêle à la rancune, à l’apitoiement et aux remords : « Serrée contre moi, ma mère retient le dossier sur ses genoux pour qu’il ne glisse pas. Je regarde cette liasse énorme et composite, même format qu’une tombe miniature. Bien qu’il n’y ait là que le chaos d’une existence ordinaire, je reconnais dans son épaisseur crasseuse la secrète matière de ma vie et la raison de mon affaissement. »

Comment ces différents récits tiennent-ils ensemble ? Par un art du montage étonnant qui fait un peu penser à celui de La route des Flandres, de Claude Simon, où le passage, le glissement d’un univers à l’autre, de l’incident particulier vécu par un individu à l’histoire collective, s’opère imperceptiblement et cependant avec clarté.

Notons encore ceci : les débuts sont rêveurs, ils décrivent un état, une image arrêtée, ils sont suivis par la lenteur : prendre le temps de réfléchir, de cerner son objet. Et soudain le récit s’accélère, fait silence sur certains épisodes essentiels ou s’attarde au contraire sur d’autres, mais sans abandonner l’ellipse, de sorte que le lecteur est happé jusqu’au bout par le sort de la mère, la question de savoir quel est le drame qu’elle a vécu et ce qu’y peut la fille. Celle-ci se protège mais elle agit par l’écriture, insérant dans la trame de l’histoire qu’elle raconte, celle de la mère, celle de Pippa Bacca, la critique d’une certaine condition féminine, mais de manière discrète, comme un motif si évident qu’elle n’y insiste pas. Il faudrait, nous dit-elle, que les filles aient appris à crier, ce qui les aiderait à sortir de « l’incarcération domestique ».

Il est d’autres auteurs qui se servent d’un mythe, d’un personnage connu pour se conter eux-mêmes, mais jamais, il me semble, comme Nathalie Léger, qui emprunte probablement l’art de se dédoubler et de faire référence à la fois au théâtre, au cinéma, à son travail sur les archives (en l’occurrence, celles de l’IMEC où elle travaille depuis longtemps et qu’elle dirige désormais). Peu, en tout cas, le pratiquent avec cette perfection, cette hauteur presque aristocratique et cette fièvre intime, qui donne à ces trois livres leur impulsion, leur caractère indiscutable, comme s’ils obéissaient à un ordre secret, à une instance exigeante et quasi dévorante.

La fin est magnifique dans sa version tragique pour l’Italienne en robe blanche montrée comme une séquence de film, à la manière de quelques grands Américains (Lynch, Coppola, Kubrick ?) ; dans sa version modeste ô combien efficace pour l’épouse humiliée. « C’est cette solitude pleine d’effroi et de cris retenus, Justice ! Justice !, c’est cette solitude souffreteuse comme une peau tuméfiée à force d’outrages qui me fait écrire. » Il y a une victoire. De la littérature ? D’une quête de soi qui trouve son objet et son apaisement ? Au lecteur d’en juger.

Je crois me souvenir qu’il est arrivé quelquefois à Nathalie Léger de se plaindre de son nom : est-on crédible quand on s’appelle « léger » ? se demandait-elle. Un grand poète, qui répondait également à ce nom quand il exerçait sa fonction de diplomate, le troquait contre un autre, celui de Saint-John Perse, quand il prenait la plume. Nathalie Léger préfère conserver le sien, elle n’aime pas les phrases de « bain moussant », elle sait être drôle, se moquer d’elle, des autres (« À quelqu’un qui me demandait un jour où se trouvait le centre du monde, j’avais imprudemment répondu que c’était mon oreiller »), elle sait aussi se montrer grave et philosophe (« Je suis bien incapable de lui expliquer la différence entre […] la justice et la justesse, entre le désir et la morale, entre l’égarement du règlement de compte et l’intuition d’une équité »). Ce faisant, elle s’affirme et affirme sans masque, sans piédestal ni complaisance, qu’elle est en train d’écrire une œuvre.

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