Entre deux procès, ceux du maréchal Pétain en 1945 et de Maurice Papon en 1998, l’historien Laurent Joly fait le récit de la lente prise de conscience par la France et ses autorités de leurs responsabilités dans les déportations des Juifs de France vers les camps d’extermination nazis à partir de 1942. Et ainsi de la nature profonde du régime de Vichy. Il raconte l’histoire d’une histoire qui, écrit-il en conclusion, montre qu’« il aura fallu des décennies pour que soit pleinement compris […] ce qui était de l’ordre de l’évidence pour la plupart des rescapés du génocide et de la politique antisémite de Vichy ». C’est un livre indispensable et très instructif.
À Paris, en juillet-août 1945, la défense du maréchal Pétain, incarnée par Maître Isorni, un jeune avocat promis à une longue carrière sur ce thème, met en place la théorie du « moindre mal » qui va prospérer jusque dans les années 1970. Pour sauver la France et accessoirement les juifs, Vichy aurait négocié des compromis avec l’occupant. Isorni admet « les intentions condamnables » de la politique antijuive, en les tempérant de « conséquences positives » : tel est le moindre mal qui aurait sauvé les Juifs français. Le procès ne tient pas compte du savoir accablant des rescapés, déjà disponible et publié par les chercheurs qui fondent à la même époque le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC).
À Bordeaux, en octobre 1998, on entend à nouveau l’argumentaire de Jacques Isorni, dans des témoignages d’amis du préfet Papon (dont un ancien Premier ministre gaulliste !). Dans sa plaidoirie qui dure deux jours, son avocat, Maître Varaut, « s’appuie sur tous les ressorts, y compris la thèse du ‘’moindre mal’’ ». Or cette thèse « néo pétainiste » est fatiguée et ne convainc pas les jurés. En plus, l’avocat des victimes bordelaises, Maître Arno Klarsfeld, plaide pour que la vérité historique soit entendue par les jurés, qu’elle inspire « une peine ‘’intermédiaire’’, adaptée aux responsabilités réelles de l’accusé ». Papon a été condamné à dix ans d’emprisonnement pour complicité de crimes contre l’humanité.
Entre les deux procès, cette vérité historique a fait des progrès considérables dans l’opinion. Elle est le fruit des recherches, des témoignages et des combats que raconte ce livre. Un récit mouvementé et complexe dans lequel émergent une quantité d’acteurs et d’actrices dont Joly se plait à brosser les portraits avec un sens de la formule parfois redoutable.
Du côté des rescapés, l’idée de rassembler dans un centre de documentation les preuves des crimes antijuifs du gouvernement de collaboration est venue très tôt. Isaac Schneersohn, un Juif russe réfugié à Paris depuis la révolution de 1917, en prit l’initiative dès qu’il assista et échappa de justesse aux grandes rafles de 1942 : « Les agents de Vichy raflaient sous mes yeux les juifs polonais avec leurs femmes et leurs enfants, des vieillards et des malades, et ces scènes me paraissaient infernales », écrit-il plus tard. Il ajoute : « Je n’avais qu’un seul désir : enregistrer tous ces crimes nazis » pour que « l’Histoire en garde la trace ». Après un premier centre en 1943, il fonde en juin 1945 le Centre de documentation juive contemporaine en s’appuyant sur des personnes qu’il connaît bien, presque tous des Juifs russes, notamment l’ancien journaliste et résistant Léon Poliakov ou le philosophe Joseph Billig, lesquels rassemblent et analysent des fonds d’archives, certains fermés en 1944, comme celui de l’ex-commissariat général aux questions juives à Paris, qui leur sont finalement ouverts. Ils écrivent deux livres fondamentaux qui disent déjà l’essentiel : Le bréviaire de la haine. Le Troisième Reich et les juifs de Léon Poliakov paraît en 1951, et Le Commissariat général aux questions juives (1941-1944) de Joseph Billig, dont le premier volume, édité en 1955, est suivi de deux autres, en 1957 et 1960. À ces deux ouvrages incontestables s’ajoutent de très nombreux articles et autres livres, souvent liés à des polémiques, longtemps sous-estimées, dont Joly rend compte minutieusement.

Dans le camp des vichystes et post-pétainistes, l’initiative reprend dès 1946, encouragée par une Quatrième République qui cherche à oublier le passé et qui réintègre, malgré de nombreux procès en collaboration, quelques figures dans l’administration ou la politique, comme René Bousquet, chef de la police de Vichy, ou Antoine Pinay qui, après avoir été membre du Conseil national de Vichy, se retrouve président du Conseil. Mais surtout, des associations et une forte activité éditoriale prennent de plus en plus de place. Joly nous fait découvrir une tribu de faussaires plus ou moins conscients, animée par des nostalgiques du Maréchal ou les descendants directs de Pierre Laval, chef des gouvernements de Vichy, condamné à mort et fusillé en 1945. Le couple de Chambrun – Josée née Laval, « figée dans le culte de son père », et son mari, « avocat fortuné, comte, descendant de La Fayette » –, « au centre de la sociabilité des épurés de l’après-guerre », mène une vie mondaine et capte tout ce qui peut contribuer à la réhabilitation de Laval. La fille se démène, envoie des lettres, fait pression, sollicite des journalistes et des éditeurs dès que son père est en cause. Elle mobilise ses réseaux et sa fortune. « Pas un ouvrage pour la ‘’cause’’ qui ne paraisse sans son aide. Pas un éditeur ‘’ami’’ ou directeur de revue pétainiste qu’elle ne connaisse, recommande ou conseille. » Ce qui n’empêche pas l’opposition dans son camp entre ces « lavalistes », qui relativisent la responsabilité de Laval dans la déportation des juifs en 1942, et ceux qui, au contraire, veulent sauver l’honneur du Maréchal en faisant de Laval le principal responsable. Parmi l’inflation d’ouvrages sur cette thèse, celui de Robert Aron, Histoire de Vichy, 1940-1944, paru en 1954, devient la référence de ce que Joly appelle le « néo-pétainisme classique ». On en retrouve encore des échos dans des publications des années 1970 ou des manuels scolaires.
Ainsi, dès le milieu des années 1950, deux lectures de Vichy s’imposent en France. La prédominance revient d’abord aux diverses variantes du « révisionnisme » qui, au nom de la réconciliation des Français, relativise la question du sort spécifique des juifs, tendance « dont l’objectif vise en vérité à réhabiliter les grandes figures du régime de Vichy ». L’autre lecture, amorcée à la fin des années 1940 par les travaux du CDJC et d’historiens ou journalistes, d’abord reléguée à la marge de la mémoire nationale, commence enfin à être entendue à la fin des années 1960, et finit par faire consensus au cours de la décennie suivante. Non sans de multiples dénis, polémiques et scandales dont Joly restitue le détail.
De nouveaux acteurs et historiens prennent le dessus. La publication en 1967 du livre de deux résistants respectés, Paul Tillard et Claude Lévy, sur La Grande Rafle du Vel d’Hiv, est un choc. Pour la première fois, un livre grand public révèle l’action de la police française contre les juifs. En 1970-1971, la sortie à la télévision en Allemagne et en Suisse, puis la diffusion en salle en France, mais pas à la télévision nationale, du film de Marcel Ophüls, Le chagrin et la pitié, qui expose la France occupée et ses collaborationnistes, mobilise les révisionnistes en tout genre, dont l’ancien pétainiste Alfred Fabre-Luce. Dans une tribune, il enrobe une fois de plus « d’un air de sérénité historique la thèse mensongère du ‘’bouclier’’ », variante du moindre mal, et il crédite le gouvernement Laval d’avoir « sauvé l’ensemble de la communauté juive française » en « consentant à d’odieuses livraison de juifs étrangers ». Il n’est pas entendu. Au contraire, la réaction de l’opinion, très favorable au documentaire d’Ophüls, confirme la montée d’une nouvelle conscience sur Vichy et ses responsabilités.
Le tournant radical est la publication, en 1973, d’un livre de recherche d’un historien américain, Robert Paxton, La France de Vichy (1940-1944). Pour la première fois, « un historien a placé la ‘’solution finale’’ au cœur du ‘’bilan’’ de la politique de Vichy. Là est véritablement ce que l’on a appelé la ‘’révolution paxtonienne’’ », quelles que soient par ailleurs les discussions que suscitent ce livre. S’ouvre alors une nouvelle période, « le moment Klarsfeld », qui va établir une vérité historique qui « parachève le savoir élaboré par les chercheurs du CDJC depuis la fin des années 1940 ». Serge Klarsfeld, proche de Joseph Billig qui l’a initié à la science des archives, et véritable fils spirituel d’Isaac Schneersohn, est un « franc-tireur » selon Laurent Joly. Concentré sur le sort des enfants juifs assassinés ou devenus orphelins, il est animé par deux objectifs qui n’en font qu’un : établir la réalité des faits en reprenant tout à zéro, et obtenir le jugement des criminels français, ce qu’il voit comme un nouveau procès de Vichy.

Le premier volet donne lieu à un ouvrage de 544 pages au printemps 1983, Vichy-Auschwitz. Le rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive en France. 1942, qui est complété en 1985 par un second volume, tout aussi épais, couvrant les années 1943-1944. Quant aux procès, Klarsfeld dépense une grande énergie pour obtenir plusieurs condamnations significatives, à commencer par celle de Bousquet dont l’instruction était terminée lorsque, le 8 juin 1993, il fut assassiné par un déséquilibré. Paul Touvier, ancien chef de la milice à Lyon, est inculpé de crime contre l’humanité et condamné à perpétuité en 1994. Et il y a le procès Papon. En plus des procès, Serge Klarsfeld souligne l’importance de la reconnaissance de ce passé par les autorités françaises. François Mitterrand fait la sourde oreille malgré les pressions de son entourage, tandis que Jacques Chirac, maire de Paris, inaugure en 1986 une plaque sur les lieux du Vel d’Hiv. Il faut attendre le 16 juillet 1995 pour une déclaration présidentielle : cinquante ans après les faits, Jacques Chirac prononce officiellement ces mots : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français. La France, patrie des Lumières et des Droits de l’Homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. »
La densité du récit de Laurent Joly le rend passionnant malgré son érudition et l’ennui de bien des ouvrages révisionnistes cités. Il nous instruit sur la manière dont une telle histoire a pu être conservée et diffusée pendant des décennies, aux dépens du savoir des victimes pourtant disponible. La trame générale du récit est divisée en quatre périodes : le pari du CDJC (1945-1951) ; face aux premiers révisionnistes (1951-1966) ; vers un consensus historique (1967-1981) ; le moment Klarsfeld (1983-1998). Elle n’est pas totalement originale puisqu’elle poursuit les trois phases suggérées par Henry Rousso dans son Syndrome de Vichy paru en 1987.
Quarante ans après, Laurent Joly, auteur de plusieurs grandes recherches sur l’État et les juifs, la rafle du Vel d’Hiv, la personnalité de nombreux collabos et l’antisémitisme, s’interroge à la fin de ce dernier livre, après tant de polémiques ou simples discussions, sur la vérité historique et le point de vue de l’historien. Il plaide en faveur d’une objectivité qui ne signifie ni l’indifférence ni la neutralité. Face aux crimes de cette nature, chercher un compromis entre le point de vue des victimes et celui des bourreaux est « incompatible avec l’établissement de la vérité ». L’un et l’autre doivent être examinés avec minutie pour comprendre leur démarche, ensuite il faut partir du savoir des victimes (titre du livre), ce qui n’est pas incompatible avec le savoir scientifique. En citant l’exemple de Serge Klarsfeld, il énonce une version contemporaine de l’engagement de l’historien : « L’auteur de Vichy-Auschwitz ne l’a jamais caché : son livre est indissociablement un ouvrage de recherche et un acte d’accusation. » Une vision bienvenue par les temps qui courent.