1942 et 1943 furent des années cruciales dans l’assassinat des Juifs d’Europe. Les historiens situent généralement la décision de Hitler de la mise à mort générale à l’automne 1941. En janvier 1942, la conférence de Wannsee organisait « l’extermination » pays par pays. Et tandis qu’en Europe centrale c’était la liquidation de plusieurs centaines de ghettos, par fusillade sur place ou en déportant des millions de personnes – femmes, hommes, vieillards, enfants – vers des centres de mise à mort immédiate, à l’Ouest, où la population juive était moins nombreuse, en France, en Belgique, aux Pays-Bas, ce furent des rafles. Incarcérés dans des camps de transit, des milliers de Juifs ont ensuite été transportés vers Auschwitz-Birkenau où ils furent, pour la plupart, gazés dès leur arrivée. En cette année du quatre-vingtième anniversaire, deux livres de nature différente évoquent ces rafles en France et en Belgique.
Laurent Joly, La rafle du Vel d’Hiv. Paris, juillet 1942. Grasset, 400 p., 24 €
Frédéric Dambreville, Les disparus de Gatti de Gamond. CFC, 800 p., 28 €
Le souvenir de la rafle du Vel d’Hiv est dorénavant au cœur de notre mémoire nationale. C’est le plus important acte criminel perpétré contre des Juifs, citoyens français et étrangers, dans la France de Vichy. Avec cette particularité capitale que cette rafle fut uniquement l’œuvre du gouvernement de collaboration et de la police française. « La France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable », a reconnu en 1995 le président de la République Jacques Chirac. Les 16 et 17 juillet 1942, 12 884 hommes, femmes et enfants juifs ont été arrêtés par la police parisienne, entassés dans des camps de transit – le Vélodrome d’Hiver à Paris, puis à Drancy ou dans le Loiret, à Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Quelques-uns ont réussi à s’enfuir au risque d’être abattus sur place, une centaine, estime-t-on, se sont suicidés, tous les autres ont été livrés à l’Allemagne nazie et déportés à Auschwitz entre le 5 août et la mi-août.
Les circonstances et l’organisation de ce crime ont été documentées, des témoignages rassemblés et publiés dès 1949 par le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC). En 1967 parut le premier livre atteignant un large public, La grande rafle du Vel d’Hiv de Claude Levy et Paul Tillard, aux éditions Robert Laffont. Les principales questions historiques étaient déjà cernées. Il fallut cependant des années pour que s’ouvrent toutes les archives et que des historiens s’y attellent vraiment. Des chercheurs militants comme Serge Klarsfeld (en 1983) ou Maurice Rajsfus (en 2002) avaient tenté des analyses et synthèses « hélas peu prises en compte par l’historiographie », note Laurent Joly en introduction de son travail. Ce qui explique « la persistance d’inexactitudes dans les plus grands livres sur la Shoah ». Il cite ceux de Hilberg, Friedländer et même Paxton. C’est dire l’importance de ce nouvel ouvrage qui offre un récit fondé, dit son auteur, « sur une documentation largement inédite, la plus riche et variée possible ». Il a tout fouillé : les procès-verbaux, les biographies des responsables jusqu’au moindre policier ou délateur, et les dossiers individuels des victimes, les témoignages recueillis depuis la guerre.
Lorsque, le 28 juin 1942, le chef de la SS en France exige du gouvernement français la « livraison » immédiate de 40 000 Juifs et Juives en état de travailler, Pierre Laval s’appuie sur le « jeune et énergique » secrétaire général de la police, René Bousquet, et sur son bras droit, Jean Leguay, pour négocier avec les Allemands. Il entend contrôler le processus du début jusqu’à la « livraison ». Il veut que, contrairement aux précédentes, cette rafle soit prise en charge par la France. Dès lors, précise Joly, les policiers parisiens ne seront plus « de simples exécutants des nazis », comme en 1941 (rafle dite du « billet vert », assurée par les Allemands), mais « des agents d’une politique de coopération imposée par René Bousquet et d’une opération co-organisée par leurs chefs de la Police Parisienne. Aucun Allemand ne prend part à la grande rafle et même [le chef de la gestapo en charge des Juifs] est absent de Paris ». La fameuse négociation du 10 juillet sur le sort des enfants est suivie en détail, on voit l’acharnement des Français et les hésitations des Allemands. Finalement, après avoir été raflés avec leurs parents, ils sont environ 3 000 séparés de leurs familles lors des départs des hommes puis des femmes vers Auschwitz, et concentrés à Drancy. Un témoin présent lors de leur arrivée témoignait en 1946 : « On les déchargea des autobus au milieu de la cour, comme des petites bestioles. Les autobus arrivaient avec des agents sur les plates-formes, les barbelés étaient gardés par un détachement de gendarmes […]. Là, ils restaient les uns à côté des autres, comme un petit troupeau apeuré, hésitant longtemps avant de s’asseoir sur les matelas d’une saleté repoussante ». Tous mourront à Auschwitz.
Parmi les situations saisissantes racontées dans ce livre au fil des nombreux témoignages cités, on découvre la réalité du Vel d’Hiv. Voyez cet extrait de lettre d’une jeune assistante sociale à son père : « En entrant, tu as d’abord le souffle coupé par l’atmosphère empuantie et tu te trouves dans un grand vélodrome noir de gens entassés les uns contre les autres […]. Les quelques WC […] sont bouchés. Personne pour les remettre en état. Tout le monde est obligé de faire ses déjections le long des murs. Au rez-de-chaussée sont les malades, les bassins restent pleins aux côtés d’eux, car on ne sait où les vider […]. Inutile de te dire la bousculade […]. L’état d’esprit des gens […] est indescriptible. Des hurlements hystériques, des cris : ‘’libérez-nous !’’, des tentatives de suicide ».
On retiendra également ce que tire Laurent Joly de toutes les archives administratives. Elles nous informent sur les rafleurs, les rafleuses et leurs complices. Le dépouillement des rapports de police, des dossiers individuels des policiers et autres agents de l’État (dossiers de carrière ou d’épuration à la fin de la guerre), lui permet de préciser des questions souvent discutées par les historiens (ou les idéologues). Ainsi, la préparation de la rafle, moins discrète que prévue, a entretenu des rumeurs qui ont averti de nombreux Juifs qui se sont cachés ou ont fui. Des policiers et quelques commissaires ont averti des familles juives ou la communauté, mais ces dossiers montrent aussi, et même surtout, le zèle de beaucoup. Notamment de ce commissaire du XIIe arrondissement qui a transformé l’hôpital Rothschild en une annexe de Drancy. Le tableau du comportement des civils, voisins ou concierges est souvent accablant. Ils sont assez nombreux à appeler la police, à désigner des personnes cachées, à fermer leur porte à des enfants. En lisant leurs défenses dans les dossiers d’épuration, en reconnaît la voix de la vieille France xénophobe et antisémite qui, malheureusement, n’a pas disparu.
Dans le même temps, les données rassemblées par Joly aboutissent à un bilan mitigé de la rafle de juillet 1942. Comparé aux listes constituées sur la base du recensement des Juifs entrepris en octobre 1940 sur ordre des Allemands (le « fichier juif »), le nombre de personnes arrêtées en juillet est loin des 40 000 hommes et femmes demandés par la SS. Les policiers mobilisés n’avaient que 27 391 fiches d’arrestation, dont 2 500 établies par erreur (personnes déjà arrêtées et souvent déportées), ils ont quand même arrêté près de 13 000 personnes en deux jours, puis environ 4 000 jusqu’en février 1944. L’enquête de Laurent Joly montre en effet, dans un long chapitre intitulé « La traque », comment la rafle du Vel d’Hiv a ouvert un cycle d’une quinzaine d’autres rafles (la dernière se déroulant les 3-4 juillet 1944) exécutées avec zèle par la police municipale parisienne : « ce sont les mêmes noms, les mêmes personnes souvent, épargnées pour une raison ou une autre depuis juillet 1942, qui sont concernés ». La coopération génocidaire de la police française avec les Allemands n’a donc rien de ponctuel, elle a duré jusqu’au bout.
Le livre de Frédéric Dambreville se place dans une autre perspective que le travail historique de Joly. Quand ce dernier produit un ouvrage de référence quasi exhaustif, en s’appuyant sur une abondante bibliographie et une masse considérable d’archives inédites, Dambreville part de la découverte inattendue d’une rafle jamais étudiée, en juin 1943, à Bruxelles. Il construit sa quête à partir d’un lieu et d’une trace, il ouvre une recherche mémorielle.
Peintre et graveur, l’auteur donne son adresse dès l’introduction. Il avait décidé de rejoindre sa compagne à Bruxelles et de louer, au 10 de la rue André Francille, un appartement suffisamment grand pour y installer son atelier. C’est un bel immeuble début de siècle, partiellement détruit pendant la guerre, au fond d’une cour bordée de cyprès bleuâtres et de lilas blancs, on y accède par un sentier orné d’hortensias. C’est doux, un cadre agréable de paix, favorable au travail créatif. Un jour, il est intrigué par une étrange inscription au fond de la cheminée, il se renseigne sur le passé de l’immeuble, et apprend qu’il abritait avant la guerre un pensionnat laïque de jeunes filles, le pensionnat « Gatti de Gamond », du nom de sa fondatrice. Or, le 12 juin 1943, à 4 h du matin, selon une brochure consacrée à l’œuvre pédagogique de ce pensionnat, « la gestapo effectua une descente sur place et arrêta tous ceux qu’elle y trouva ». Ils avaient été dénoncés. Rien de plus. Dambreville comprend très vite que les victimes étaient des enfants juifs cachés, une quinzaine ou une vingtaine, et leurs éducateurs. Cette rafle inconnue le bouleverse immédiatement. Il décide d’en savoir plus, de la reconstituer dans les moindres détails à partir des quelques traces qu’elle a laissées.
En Belgique, depuis août 1942, la Gestapo intervenait directement et avait envoyé une vingtaine de convois « à l’Est », prétendument pour mettre les Juifs au travail. Ces enfants s’étaient alors réfugiés dans ce pensionnat, sous de faux noms, et presque tous sont morts assassinés à Auschwitz. Habité par ce drame, Frédéric Dambreville a senti qu’il était de son devoir de réveiller et d’affronter ce passé. Il s’est engagé dans l’enquête la plus précise possible afin d’établir le nombre exact des victimes, leurs noms et leur trajectoires. Il en dénombre une vingtaine, auxquels il ajoute les familles qui souvent ont été arrêtées et déportées un autre jour. Il accompagne cette investigation, qui a duré dix ans, d’une quête mémorielle artistique en tant que peintre et graveur. Ce qui donne un long, très long récit de ses va-et-vient, réussites et déboires dans la reconstitution des faits, croisant traces et témoignages avec de rares documents sources, des consultations d’historiens et des compositions artistiques. Des « œuvres miroirs » (certaines illustrent l’ouvrage), des gravures qui deviennent, écrit son préfacier, « la clé d’accès au monde et aux disparus de Gatti de Gamond ».
Dambreville fait œuvre de mémoire. Il érige un monument original à ces enfants et à leurs éducateurs, en exploitant ce lieu, des traces infimes, en reconstituant un monde, des vies dont il ne reste presque rien. Des itinéraires qui lui fournissent le sens de l’histoire. Grâce à un des enfants qui avait réussi à s’échapper de la caserne où ils furent retenus un moment, il a pu identifier, un à un, « les fantômes » de ses camarades sur des photos, retrouver les noms. Ainsi, Dambreville a tissé les fils qui intègrent ce court événement au sort du monde, qui en font la quintessence de l’entreprise génocidaire du Troisième Reich, de sa guerre contre les enfants, de la destruction d’une culture.
Dix années de travail obsessionnel, mais d’une obsession qui est d’abord une reconnaissance. « Il a fallu tout retrouver, identifier les lieux, les victimes, reconstituer des parcelles de leur vie et tenter de transformer une histoire de destruction en histoire de restitution. » Une œuvre admirable qui obsède tout autant le lecteur, et qui redonne vie à ces enfants : « J’ai voulu faire une histoire de vie. On parle d’enfants, et les traces qu’ils ont laissées ici sont des traces de vie, de tendresse, d’amour. Car c’était leur façon de résister. Ils le disent eux-mêmes : s’ils se sentaient toujours en alerte, ils s’amusaient, ils vivaient. »