Les récentes célébrations des quatre-vingts ans de l’appel du 18 Juin ont insisté sur la mémoire de la Résistance. Bien évidemment, elles n’ont pas été accompagnées de commémorations de la collaboration et de l’entrée dans le régime de Vichy, ouvert par l’armistice du 22 juin et les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, votés le 10 juillet. Trois livres – les témoignages du critique littéraire Gérard Bauër et de la journaliste américaine Janet Flanner, ainsi que la synthèse d’Alya Aglan directement éditée en format de poche – rappellent ce « temps-là » de Vichy dans l’histoire française.
Gérard Bauër, Carnets d’un voyageur traqué (1942-1944). Georg, 410 p., 20 €
Janet Flanner, Paris est une guerre (1940-1945). Un recueil de reportages. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Hélène Cohen. Éditions du Sous-Sol, 262 p., 20 €
Alya Aglan, La France à l’envers. La guerre de Vichy (1940-1945). Gallimard, coll. « Folio histoire », 750 p., 11,50 €
Les témoignages sont attachants. Celui de Gérard Bauër nous peint ce temps du point de vue d’un notable des lettres parisiennes, homme au bon goût, sûr et conservateur. Né en 1888, petit-fils d’Alexandre Dumas, fils d’un célèbre critique dramatique de la Belle Époque, chroniqueur et critique littéraire à L’Écho de Paris puis au Figaro, Gérard Bauër est un dandy amoureux de Baudelaire et de Verlaine, un mondain qui, toute sa vie, a signé ses fameuses chroniques quotidiennes d’un pseudonyme bien français : Guermantes.
« En même temps qu’il l’arrime au monde de Proust, ce nom de plume ‟francise” et redessine les lettres de son nom », note son éditeur, Pierre-François Mettan, dans une solide préface. Familier du beau monde parisien des années 1930, où il s’est lié d’amitié avec des écrivains conservateurs comme Paul Bourget, Maurice Barrès ou Octave Mirbeau, il est proche dans sa génération de François Mauriac, de Wladimir d’Ormesson ou d’André Maurois qu’il fréquente autour de son ami d’enfance, Pierre Brisson, directeur littéraire du Figaro. Nombre de ses amis, comme lui-même d’ailleurs, croient en Pétain en 1940, certains jusqu’à la fin. Gérard Bauër tourne très vite et se range, avec admiration et fidélité, derrière le général de Gaulle. Accusé dans Je suis partout et L’Action française « d’enjuiver » les lettres françaises, il se réfugie fin 1941 en Suisse, où il a quelques amis et de la famille. C’est alors qu’il note ses activités, au jour le jour, dans ce qui deviendra ces Carnets d’un voyageur traqué publiés à titre posthume.
En Suisse, il ne rompt pas avec ses habitudes mondaines. Installé à Crans-Montana, puis à Sion et à Lausanne, il rencontre des gens de la bonne société, suisses ou exilés, passe d’un dîner à un thé, joue au bridge avec des ambassadeurs, fait des conférences sur Rossini ou Alexandre Dumas (fils), déjeune avec des écrivains ou des anciens ministres, collectionne des beaux livres, visite des musées, se promène au bord des lacs, passe d’une conversation à l’autre et livre, avec une plaisante ironie, ses observations sur un monde de réfugiés cossus. Il continue la publication de billets apolitiques dans Le Figaro (jusqu’à la suspension du journal) puis dans La Gazette de Lausanne ; il se rend fréquemment à Marseille, alors en zone contrôlée par Vichy, où réside sa mère.
Parfois, Gérard Bauër donne l’impression de vivre cette guerre hors sol, mais il est constamment rappelé à l’ordre par l’antisémitisme qu’il vit comme une humiliation (l’administration vichyste lui demande son arbre généalogique). Dans ses Carnets, il en note régulièrement les méfaits : quelqu’un parmi ses connaissances écarté du barreau car juif, les théâtres fermés aux Juifs, l’étoile jaune obligatoire, les rafles. Dès sa première rencontre avec Henri Guillemin, réfugié à Neuchâtel, le critique littéraire lui « dit l’indignité de Brasillach ».
Au fil des pages, on lit un Gérard Bauër de plus en plus audacieux et indigné, pour qui « la prose française est entièrement aux mains de l’Allemagne », laquelle se vautre dans les mensonges sur ses défaites, se raconte des histoires. Ainsi après Stalingrad : « Cette soumission à la monstrueuse Bêtise est un des caractères à la fois les plus surprenants et les plus abjects de l’Allemagne. Je n’ai aucune admiration pour ce suicide collectif (qui porte encore un secret espoir de domination, fût-ce en entraînant autrui dans cette mort). » Ces notes, de moins en moins mondaines, nous informent sur les lâchetés et les ignominies du monde intellectuel et littéraire qui a rallié et justifié le régime de Vichy. Bauër apprend, par exemple, la mort de l’ancien directeur politique du Figaro entre 1934 et 1940, il ne le pleure pas. Il note, le 9 janvier 1944 : il « ne croyait qu’à l’intérêt, aux marchés de l’ambition, à la vénalité parisienne. La bassesse de son jugement (surprenante chez un homme fin) a finalement trompé son talent et brouillé ses vues. Il a cru en Vichy, aux possibilités des transactions et des ruses de l’Allemagne. Finalement, l’Allemagne a frappé du poing sur la table en ce qui le concernait et son cœur s’est arrêté car il était peureux ». Dans la même veine, il s’en prend à « une certaine faiblesse de caractère » chez Jean Giraudoux qu’il a connu et admiré : « Il aimait l’Allemagne. C’était son droit. […] Mais ce n’était pas renier un amour que de prendre position contre une Allemagne qui aura déshonoré l’Allemagne, c’était protéger son amour ».
Voilà des Carnets très riches, où passent un nombre impressionnant de personnalités, et fort instructifs. Dotés d’un appareil critique rigoureux, ils en disent long sur les mesquineries de ce temps de Vichy. Après la guerre, Bauër est revenu au Figaro, où il a retrouvé Raymond Aron et François Mauriac, à la Société des gens de lettres, dont il a assuré la présidence, et il a rejoint l’Académie Goncourt en 1948. Autant dire que « ce très ancien jeune homme à la mèche barrésienne » dont se moquait le jeune Matthieu Galey a réintégré, jusqu’à sa mort (1967), une place de choix dans l’establishment littéraire.
Le témoignage de Janet Flanner est différent. Il ne s’agit pas de notes intimes publiées quarante ans après sa mort, mais d’articles de presse parus du temps de Vichy. Journaliste américaine née en 1892, Flanner avait débuté en s’installant à Paris au début des années 1920. Sous pseudonyme, elle envoyait régulièrement une « Lettre de Paris » au New Yorker que venait de créer Harold Ross, lequel lui avait précisé : « Je ne veux pas connaître votre opinion politique ». Un peu comme Bauër, mais avec d’autres préoccupations et d’autres regards (elle évoluait dans le milieu de la librairie Shakespeare & Cie et était lesbienne), elle avait transmis aux Américains un air parisien en inventant un style remarqué. Des chroniques qui comptèrent parmi les plus populaires du grand magazine.
En 1939, elle dut rentrer aux États-Unis. Ross lui commanda quand même un texte sur la vie parisienne sous l’Occupation, paru en décembre 1940. Grand succès ! Et durant quatre ans – elle reviendra en France en 1944 – elle rédige, à des milliers de kilomètres de l’Europe, une série de récits en faisant jouer ses contacts et ses réseaux d’amis en France, en interrogeant les réfugiés arrivés aux États-Unis, ou en se faisant historienne. Elle invente une nouvelle manière de reportage. « En s’intéressant aux civils bien plus qu’aux militaires, elle bouscule la traditionnelle façon masculine de raconter la guerre », constate Michèle Fitoussi, sa préfacière, qui présente dans ce volume une douzaine de textes.
Ce sont des modèles du genre, écrits d’une plume alerte. Maniant l’humour noir, parfois joueuse, Janet Flanner sait trouver le détail ou l’anecdote ou l’image qui résume tout. Par exemple, dans sa façon de décrire le pillage de la France par les occupants, ce qu’elle nomme « le tournant teuton, moderne et silencieux de la guerre », ou la « guerre par partenariat » : « En juin 1940, lorsque l’armée allemande est entrée dans Paris, son bataillon d’experts financiers, jouant aujourd’hui aux touristes pour de vrai, s’est hâté de faire la tournée des grands cabinets d’expertise comptable, […] pour des mises sous scellés. Des fonctionnaires allemands […] ont dans le même temps été placés dans chaque banque française ». Puis ils « ont collecté d’importantes sommes d’argent » et fait « entrer les nazis dans la classe nantie des investisseurs ».
Les reportages présentés dans Paris est une guerre n’ont pas pris une ride ! Le plus puissant est un long portrait biographique très documenté du maréchal Pétain, publié en 1944, c’est-à-dire juste avant sa chute. Le disant « à la fois héros et défaitiste », traditionnellement antirépublicain et antidreyfusard, Flanner passe en revue sa carrière militaire depuis la guerre du Rif, où il a apprécié un certain colonel Franco, jusqu’à sa poignée de main avec Hitler. Le « héros taciturne de Verdun » aurait toujours craint les victoires. En plus de démolir le personnage – « son extrême longévité était son principal exploit » –, Janet Flanner décortique l’idéologie de la « révolution nationale » et brosse un tableau cruel du « culte révérencieux du Maréchal » : « Traumatisée, la France avait perdu un peu d’elle-même. Progressivement, au cours de leur convalescence, les Français se sont piqués de faire pénitence, plongés dans une hébétude où le Maréchal leur apparaissait tour à tour comme un guérisseur qui leur avait sauvé la vie ou un saint homme dont l’intercession avec les plus hauts pouvoirs avait préservé leur âme. Pétain était devenu une sorte de saint patron des cures thermales, une icône dans la ville d’eau bénite de Vichy, l’équivalent politique de Lourdes. »
Retenons encore, pour conclure cette revue de rentrée, la parution d’une nouvelle synthèse de l’histoire du régime de Vichy, par Alya Aglan, professeure à l’université Paris I, spécialiste des mouvements de résistance, dans un gros volume qui intègre la plupart des travaux réalisés par deux générations d’historiens depuis La France de Vichy de Robert O. Paxton (Seuil, 1974). Le format choisi et la clarté de l’exposé en font un bon ouvrage de référence qui traite en huit chapitres la plupart des événements. Les récits sont précis et fournissent une documentation et une bibliographie indispensables à qui veut étudier cette période.
Pourtant, le livre ne tient pas toutes ses promesses. Dans son introduction, l’auteure annonce « déplacements et décloisonnement des connaissances », qui fondent son exposé. Elle se promet « d’élargir la focale en considérant la France comme inséparable des dépendances coloniales », ce qui manque effectivement aux histoires générales habituelles, lesquelles limitent le sujet aux manœuvres militaires et politiques en Afrique, au Moyen-Orient et en Indochine (débarquement américain au Maroc, concurrence avec les Britanniques, guerre avec les Japonais, querelle entre de Gaulle et Giraud, etc.). Autant d’étapes bien documentées par l’histoire militaire et diplomatique. Malheureusement, et c’est une déception, la synthèse d’Alya Aglan ne va guère plus loin. Elle ne consacre que quelques lignes aux mouvements de résistance nationale des populations majoritaires en Afrique du Nord et en Indochine, qu’elle qualifie de « convulsions anticoloniales », tandis que la France libérée y a répondu par la répression et le sauvetage de l’ordre colonial. La « révolution d’août » 1945 au Vietnam, contre l’administration coloniale vichyste et l’occupation japonaise, est négligée, alors que la France y a répondu par l’envoi d’un corps expéditionnaire et une guerre jusqu’en 1954. Le massacre de Sétif, en Algérie, le 8 mai 1945, est réduit à « des émeutes ». Il fut pourtant un choc terrible pour les populations musulmanes, annonciateur de la guerre d’indépendance jusqu’en 1962.
L’impasse sur les luttes des peuples colonisés, récurrente dans l’historiographie de Vichy, est d’autant plus regrettable que l’auteure a choisi d’approcher son sujet à travers le « prisme d’une transformation radicale de la guerre où les civils se trouvent placés en première ligne, à la fois impliqués comme cibles et comme acteurs d’un conflit titanesque à l’échelle du monde ». Alya Aglan sous-titre son livre « la guerre de Vichy », en se référant aux réflexions contemporaines sur la guerre comme fait social total, récemment exposées dans le bel ouvrage collectif dirigé par Bruno Cabanes auquel elle a d’ailleurs participé. Mais elle ne semble pas s’en servir. Elle distingue trois protagonistes : l’occupant et les deux légitimités instaurées dès l’été 1940 (le régime de Vichy et la « dissidence gaulliste » à Londres). Une guerre à trois qui, en 1943-1944, aurait pris le caractère d’une « guerre civile » : « l’ennemi intime s’ajoute à l’ennemi séculaire ». Idée et terme discutés, pour lesquels on attendait une explication éclairante ; or on ne voit rien venir. Malgré les promesses de l’introduction, l’approche demeure abstraite, elle n’est guère présente dans les deux chapitres consacrés aux affrontements finaux et à l’épuration, elle s’en tient à un récit militaire classique. Dommage, pour comprendre ce temps Vichy de la France.