La justice sous Vichy concerne de multiples domaines dont tous n’ont pas encore été étudiés. La répression politique par les juridictions françaises a d’abord été une affaire franco-française visant les communistes après la dissolution du PC en 1939 par le décret-loi Daladier, puis une affaire franco-allemande à partir de l’été 1941, après la rupture du Pacte germano-soviétique et l’entrée des communistes dans la résistance armée. L’analyse exhaustive des décisions de la justice pénale de droit commun et des juridictions d’exception du ressort de la cour d’appel de Paris, tout au long de l’Occupation, propose une approche qui permet d’évoquer les affaires emblématiques, comme celle dite « de la section spéciale », mais aussi toutes celles relevant de la justice pénale quotidienne.
La thèse de Jacques Duret, dirigée par Marc-Olivier Baruch et soutenue à l’EHESS en 2021, avait pour titre : « La répression politique par les juridictions parisiennes, 1940-1944 ». L’objet de ce livre est bien toujours celui-là. Il présente, en version allégée, les principaux éléments de cette recherche sous un titre beaucoup plus large. Dans la ligne de la recherche pionnière d’Alain Bancaud (Une exception ordinaire. La magistrature en France, 1930-1950, Gallimard, 2002), c’est d’abord la continuité du lien entre politique et justice dans la répression des opposants qui est mise en évidence, avant une progression chronologique sur la radicalisation de Vichy face à l’avancée des Alliés, sous la pression des Allemands et des ultras du régime.
L’interaction permanente entre la justice pénale ordinaire et la justice d’exception est au cœur de la recherche de Jacques Duret. Les magistrats, légalistes par culture professionnelle, conservateurs, et pour beaucoup anciens combattants, sont très majoritairement des soutiens du Maréchal. Après le Pacte germano-soviétique et la dissolution du PC par le décret-loi Daladier du 26 septembre 1939, ils n’ont aucun d’état d’âme pour condamner les communistes à de lourdes peines pour simple propagande. L’étude de l’activité des juridictions correctionnelles parisiennes, qui constitue le cœur de l’analyse de Duret, en montre la réalité. Tout acte de propagande communiste, comme la simple détention de tracts, fait encourir une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Le tribunal de la Seine statue aussi beaucoup sur les propos défaitistes et antinationaux au cours du premier semestre 1940. À partir de juillet 1940, la propagande gaulliste, incriminée comme propagande étrangère, fait quant à elle l’objet d’une approche judiciaire parfois bienveillante. L’interprétation juridique et les mécanismes procéduraux peuvent parfois permettre aux magistrats de se sortir de situations compliquées. Mais la hiérarchie du parquet, les rapports systématiques du parquet général dans chaque dossier sensible et les instructions données par la Chancellerie ne leur laissent que de subtiles marges d’appréciation. La pression constante des autorités d’occupation, qui disposent d’une représentation permanente au sein du palais de justice, constitue également une réalité quotidienne. Les Allemands se font transmettre les dossiers de procédure, qu’ils conservent comme ils l’entendent en fonction de l’importance qu’ils y attachent, pour décider ou non de les attribuer à leurs propres juridictions.
Cette interaction permanente au sein du palais de justice avec les autorités d’occupation doit être complétée par les travaux de Johanna Lehr (Au nom de la loi. La persécution quotidienne des Juifs à Paris sous l’Occupation, Gallimard, 2024). Sa recherche a mis en évidence le système de repérage des détenus mis en place par le parquet, la police parisienne et les directeurs de prison, afin qu’à leur libération, à l’issue de leur détention préventive ou de leur peine, les communistes et les Juifs soient arrêtés par la police pour être internés ou remis aux Allemands.

La justice d’exception est une tradition de la justice politique française. Mais Vichy, en la matière, a battu tous les records, en créant dix juridictions d’exception. Cela a commencé dès juillet 1940 avec la Cour suprême de justice de Riom, afin de juger « les responsables de la défaite » (Blum, Daladier, Gamelin…), en passant par les sections spéciales et le tribunal d’État en 1941, outre différentes juridictions spécialisées, jusqu’à la « justice du pire » des cours martiales de Darnand en 1944.
Jacques Duret traite du rôle de la section spéciale de la cour d’appel de Paris et de la section parisienne du tribunal d’État, en présentant une analyse complète de leur activité tout au long de l’Occupation. Dans les représentations de la justice sous Vichy, le livre d’Hervé Villeré, L’affaire de la section spéciale (Fayard, 1973), et le film éponyme de Costa-Gavras sorti en 1975 ont tenu une place essentielle.
L’apport de l’ouvrage est également de documenter précisément les affaires traitées et les peines prononcées par cette juridiction, depuis août 1941 jusqu’à l’été 1944. Le 27 août 1941, lors de la dramatique première audience, sous menace de l’exécution d’otages, la section spéciale de la cour d’appel de Paris, dont les juges ont été choisis par le ministre Joseph Barthélemy, a prononcé, sur la base d’une loi rétroactive, trois peines de mort sur les six demandées par les Allemands en représailles du premier assassinat d’un officier allemand par les communistes. Jusqu’à la fin de la guerre, cette juridiction ne condamnera plus jamais à mort, et prononcera des peines de moins en moins sévères. Les juges conviendront même parfois avec les avocats du quantum de la peine prononcée, afin que les condamnés restent dans les prisons françaises et ne soient pas remis aux Allemands.
Le tribunal d’État, quant à lui, a immédiatement marqué sa fonction politique en prononçant le 26 septembre 1941, lors de sa première audience, les trois autres peines de mort que trois juges sur cinq de la section spéciale avaient refusées un mois auparavant. Ce tribunal héritera désormais des dossiers les plus politiques, dans lesquels des condamnations à mort sont prononcées. Le tribunal d’État juge l’affaire dite « de la rue de Buci » du 31 mai 1942, au cours de laquelle des policiers avaient été abattus après une manifestation des femmes communistes contre les difficultés du ravitaillement. Il juge aussi Paul Collette, auteur de la tentative d’assassinat contre Pierre Laval (ce dernier commuera la peine de mort prononcée en une peine de travaux forcés à perpétuité). Lors du jugement des cinq étudiants auteurs de l’assassinat du docteur Guérin, responsable du PPF de Doriot à Poitiers, le tribunal d’État, le 10 septembre 1943, ne prononcera pas la peine de mort, mais les travaux forcés. L’avocat Maurice Garçon a vu dans cette mansuétude l’anticipation par les juges de la victoire prochaine des Alliés : « Ils n’ont pas rendu leur décision par pitié, ils l’ont rendue par crainte ». Les Allemands reprennent le dossier sur d’autres faits et, à l’exception du guetteur, les quatre jeunes sont condamnés à mort par le tribunal du Gross Paris deux semaines plus tard, avant d’être fusillés au mont Valérien.
L’inventaire exhaustif de l’activité des quatre juridictions répressives parisiennes (tribunal correctionnel et cour d’appel pour les affaires de droit commun, section spéciale de la cour d’appel, tribunal d’État), réalisé dans la minutieuse recherche de Jacques Duret, offre une vision complète des infractions poursuivies et des peines prononcées. Cette recherche, présentée ici de façon plus synthétique, resitue la répression politique dans son évolution tout au long de l’Occupation, ce qui permet de se détacher des seules affaires emblématiques qui ont forgé les premières approches de la justice pénale sous Vichy. L’ouverture des archives et les remarquables inventaires aujourd’hui réalisés par les services en charge des archives nationales et départementales ont favorisé de nombreuses études locales, qui permettent désormais de documenter un domaine difficile à comprendre pour les non-spécialistes, celui du fonctionnement concret de l’institution judiciaire dans la France occupée.
L’ouvrage de Jacques Duret objective parfaitement les données relatives aux juridictions pénales parisiennes au fur et à mesure du durcissement du régime de Vichy, et donc le contexte dans lequel les magistrats ont pris leurs décisions. Le film Section spéciale de Costa-Gavras avait, quant à lui, parfaitement rendu la dramaturgie d’un moment où chaque juge, en conscience, est renvoyé à ses choix, pour décider du sort d’un autre individu. Il reste à remettre en perspective personnalisée qui furent ces hommes – les femmes n’ont pu intégrer la magistrature qu’après la loi du 11 avril 1946 – qui ont siégé dans ces juridictions répressives tout au long de l’Occupation.
Jean-Paul Jean est président de chambre honoraire à la Cour de cassation, vice-président de l’Association française pour l’histoire de la justice. Il est l’auteur de Juger sous Vichy, juger Vichy (La Documentation française, 2018), Histoire de la justice en France du XVIIIème siècle à nos jours (PUF, 2016), Barbie, Papon, Touvier. Des procès pour la mémoire (Autrement, 2002).