Trois ouvrages nous éclairent, chacun à sa manière, sur la vie maritime des pirates et des corsaires. Ils sont loin de l’imagerie romanesque et cinématographique dans laquelle est surreprésentée la chasse au trésor, menée par des aventuriers pittoresques et charismatiques qui surmontent des épreuves grâce à un équipage fidèle. Hors-la-loi, téméraires et noceurs, naviguant sur le vaste océan et faisant escale dans des îles où règnent les lois de la flibuste, ils sont leurs propres maîtres. Ils incarnent ainsi un rêve de liberté infinie, dégagée des contraintes sociales et politiques. La réalité est évidemment tout autre mais cerner la notion de piraterie elle-même n’est pas si aisé.
Dans Géopolitique de la piraterie, Sophie Muffat explique que, si la piraterie est permanente depuis les premières navigations, le mot n’apparaît qu’assez tard dans la langue française (1505). Cependant, Homère et Hérodote utilisent le terme « peiratês » qui vient d’un verbe signifiant « tenter sa chance », aussi à l’origine du nom « Pirée ». Cette activité s’est exercée principalement en Méditerranée, dans la Manche, en mer du Nord, dans la Baltique et en mer de Chine. L’auteure dresse un tableau historique en soulignant la porosité des catégories ainsi que les causes de la piraterie. Par exemple, les Vikings, tout d’abord, commercent et s’enrichissent avec les Frisons, puis, lorsque la Frise est sous domination franque, effectuent des raids, avant le temps de la conquête et des royaumes « normands ». De même, la république de Salé, au Maroc, est fondée par des Morisques chassés d’Espagne en 1609 et qui sont tellement mal reçus par les populations locales qu’ils fondent un État pirate qui durera jusqu’en 1668. Quelquefois, les pirates sont devenus si puissants qu’ils sont légalisés par les États. Ainsi Ching Shih, ancienne prostituée, qui, au début du XXe siècle, dispose de 1 800 jonques, et commande à 80 000 pirates !
La première législation maritime à l’échelle européenne est rédigée à l’époque d’Aliénor d’Aquitaine, au XIIe siècle. « Les Rôles », appelés aussi « Les Jugements d’Oléron », écrits en occitan-gascon, constituent un recueil d’articles touchant les capitaines, les marins, les marchands, les navires, les manœuvres, la nourriture. Il faut attendre 1520 pour qu’un texte mentionne les mots « larrons et pirates » à propos des voleurs d’un bateau à l’ancre. À la même époque, des « lettres de représailles » sont accordées à ceux qui furent victimes de brigands des mers et qui n’ont pu obtenir justice par les voies habituelles. En France, c’est le souverain qui accorde ce droit de guerre privée aux armateurs lésés. Le vide juridique qui entoure la piraterie ainsi que l’absence de marine nationale favorisent son utilisation par des seigneurs ou des royaumes qui embauchent des pirates en tant que « mercenaires ». Jean sans Terre et Philippe Auguste y auront recours. Les choses changent sous Charles VI, qui promulgue une « Ordonnance sur l’Amirauté, la piraterie et les prises maritimes », en 1373. L’amiral est alors seul habilité à autoriser un armement de guerre pour s’attaquer à un ennemi déclaré. Lorsque le pays est en paix, tout pirate sans appui d’un souverain devient donc un hors-la-loi.

À partir de la fin du XVe siècle apparaissent les pirates barbaresques agissant pour le compte des souverains ottomans. Cette « croisade sur mer » permet aux musulmans de vendre des chrétiens sur les marchés aux esclaves d’Alger ou de Salé. Elle autorise les chrétiens à pendre les barbaresques en tant que pirates. À la fin du XVIe siècle, « les régences barbaresques » de Tripoli, d’Alger et de Tunis s’émancipent du pouvoir du sultan. Les fameux chevaliers de Malte lutteront contre elles. Sophie Muffat précise que ce combat « ne fut rien d’autre qu’un brigandage maritime réciproque et perpétuel entre chrétiens et musulmans, une quasi-piraterie permanente à prétexte religieux qui fut, durant cette période, une activité largement institutionnalisée ». Puis vint ce qui a été appelé « l’âge d’or de la piraterie », situé dans les Caraïbes, l’océan Indien et les côtes africaines (1690-1730). Le pirate Barbe Noire en est la personnalité la plus fameuse, même s’il n’exerça sa sinistre carrière que pendant deux ans.
En délivrant des « lettres de course », les États transforment parfois les pirates en corsaires qui, la paix revenue, désœuvrés, redeviennent pirates… Certains, tel John Paul Jones, ont un parcours stupéfiant : considéré comme pirate par l’Angleterre, il devient corsaire pour les États-Unis, dont il organise la marine militaire. Il est ensuite nommé contre-amiral au service de la Russie. Puis, en France, lors de la Révolution, il est sollicité pour élaborer un programme naval. Il meurt au moment où les États-Unis le nomment consul à Alger pour combattre les pirates. Napoléon lui-même, dans sa lutte contre l’Angleterre, recrute de nombreux corsaires, dont Surcouf. Cependant, la première moitié du XIXe siècle voit le déclin de la course et de la piraterie. Les innovations techniques, notamment la construction navale en fer, renouvellent la marine militaire. En 1856, à la fin de la guerre de Crimée, le traité de Paris abolit la guerre de course.
Cependant, la piraterie ne disparaissant pas, il convient de la définir. La convention de Genève (1958), sous l’égide de l’ONU, distingue d’une part la zone des 200 miles nautiques (370 km) à partir d’une côte, appelée zone économique exclusive (ZEE), dépendant de la loi d’un État et d’autre part, au-delà, les eaux internationales. Dans le premier cas, on parle de « brigandage maritime » ; dans le second, de « piraterie ». Sophie Muffat examine les différents types de délits qui peuvent ou non être assimilés à des actes de piraterie. Celle-ci, étant considérée comme s’exerçant à des fins privées, se distingue du « terrorisme maritime », qui consiste à se servir d’un bateau comme d’une arme, à rechercher la déstabilisation d’un État ou à agir pour des motifs politiques ou religieux. C’est pourquoi les Houthis ne sont pas considérés comme des pirates bien qu’ils soient ainsi désignés dans la presse. Les militants de Greenpeace non plus, qui escaladèrent une plateforme pétrolière russe en mer de Barents. Même chose pour Paul Watson, qui a pourtant repris fièrement à son compte l’accusation américaine de « pirate », puisqu’il agit pour le compte d’une association écologique…
En 2021, la piraterie contemporaine s’exerce principalement dans le golfe de Guinée, dans la Corne de l’Afrique et en Asie du Sud-Est, en particulier dans le détroit de Malacca. En 2023, dans l’océan Indien. Les modes d’action sont essentiellement des abordages de navires. Ceux-ci sont parfois déroutés et les personnes enlevées et délivrées contre rançon. On constate aussi le vol de carburant des pétroliers et le vol pur et simple de bateaux à petit tonnage comme les chalutiers ou les remorqueurs. Sophie Muffat détaille chaque région sujette à la piraterie et en explique les raisons. La nouvelle piraterie n’est pas oubliée. En 2014, la NASA avait « piraté » le câble sous-marin Sea-Me-We 4 pour espionner l’Europe. L’actualité a montré aussi que ces câbles et les gazoducs peuvent être sabotés. En outre, les hackers, « pirates informatiques » et autres cybercriminels pullulent, de même que ceux qui s’adonnent à la contrefaçon ou ignorent volontairement le droit de propriété intellectuelle, pour les films par exemple. Ainsi, la loi visant à lutter contre la piraterie doit perpétuellement évoluer.
L’ouvrage L’enfer de la flibuste réunit la relation d’Étienne Massertie et le journal du pilote Charles. Il est passionnant de lire ces écrits d’authentiques pirates, savamment commentés par Frantz Olivié et Raynald Laprise. Ces textes couvrent un long voyage qui commence en 1686 à Saint-Domingue, se poursuit par des pillages dans « la mer du Sud » (océan Pacifique) et prend fin en 1694 lorsque le bateau s’échoue à l’entrée du port de La Rochelle ! En passant par Terre-Neuve, les côtes d’Afrique, le détroit de Magellan, la Nouvelle-Espagne, ils vont s’abriter aux Galapagos désertes et quelque peu effrayantes. Les archives espagnoles sont utilisées pour décrire le pillage du village d’Acaponeta, non loin des mines d’argent de Rosario, sur la côte pacifique du Mexique. Dans son journal, le pilote Charles raconte aussi comment les flibustiers traversent à pied l’isthme de Panama pour aller dans « la mer du Sud ». Abordages et attaques se succèdent. Quelques années après, las de « l’enfer de la flibuste », ils décident de rentrer en France sur un bateau chargé du butin… qui s’échoue irrémédiablement sur un banc de sable du détroit de Magellan. Pendant plusieurs mois, il faut alors construire un petit canot, avec le concours des autochtones fuégiens. Quelques forbans – ethnographes et linguistes – s’intéressent à la vie et à la langue (le kawésqar) des autochtones. D’autres, fréquentant un peu trop les femmes, provoquent un règlement de comptes sanglant. Parvenant ensuite sur la côte du Brésil, les Portugais les enivrent pour tenter de leur dérober leur butin.

L’ouvrage Le corsaire, l’astronome et l’armateur relate la vie de ces trois hommes. Les deux premiers effectuent un voyage sur un navire de commerce marseillais, dans « la mer du Sud », de 1707 à 1711. Le Saint Jean-Baptiste fait 30 m de long et la surface du pont est de 200 m2. Quarante hommes suffisent pour la manœuvre mais, comme il y a la guerre, 175 sont enrôlés car il faut des canonniers et des soldats. Les matelots sont encouragés par le « droit de pacotille », qui leur permet d’embarquer de petites marchandises qu’ils pourront vendre ou échanger à leur profit. L’un des intérêts du livre de Danielle et Gilbert Buti, de Claudine et André Zysberg vient de l’évocation vraiment pertinente du contexte. Ainsi, la logistique nécessaire à une longue navigation est décrite. Il convient, par exemple, d’embarquer 30 tonnes de biscuits de mer ! Le bateau devient un « énorme bazar flottant » chargé de produits de luxe comme de « clincaillerie ». « On envoie au Pérou tout… et le reste ! », dit l’armateur.
Jean-François Doublet, le capitaine, qui écrira ses mémoires, commence sa carrière de marin à sept ans car il s’était caché dans l’entrepont du bateau de son père, qui appareillait pour la pêche à la morue. À douze ans, il se retrouve sur un iceberg dérivant car son bateau a sombré. Adolescent, il part pêcher à Terre-Neuve et se retrouve dépouillé par des corsaires ostendais. Puis il s’adonne à la traite des Noirs et se voit détrousser par des marins anglais pourtant alliés ! À dix-sept ans, il s’engage dans un convoi et souffre de dysenterie ; son navire est détruit par un cyclone. À dix-huit ans, il décide de devenir corsaire, navigue avec Jean Bart, puis entre dans une école d’hydrographie, et devient capitaine. Les aventures continuent : il est capturé par un barbaresque, essuie des tempêtes, se fait crever un abcès avec du vin bouillant. Endormi, il perd sa cargaison de sucre dans la baie de Cadix car sa caravelle dérive et sombre. Il est aussi facétieux. À bord d’un bateau espagnol qu’il a arraisonné, il trouve un paquet de lettres écrites par des ecclésiastiques fort blasphématoires et pleines « d’expressions lascives d’amour ». Croisant un pêcheur, il lui remet les missives qu’il adresse à l’évêque et à l’inquisiteur ! Redevenu marchand, à Madère, il part en ville. Le vent se lève, ses matelots flamands sont ivres, le bateau coule et, alors que de la côte il mesure les dégâts, il tombe dans un gouffre. Redevenu corsaire, son équipage périt de maladies vénériennes, « même jusqu’à un mousse de 15 ou 16 ans ». Contre les Anglais, il défend la ville de Saint-Malo attaquée par un énorme brûlot. Reparti en mer, il dérive sur un radeau pendant 27 jours, à la suite d’une tempête dans les Bermudes. Il pratique ensuite la traite des Noirs au Dahomey et réprime brutalement une révolte d’esclaves à bord de l’un de ses bateaux. À la suite d’une maladresse, un autre bateau prend feu et sombre avec les Africains enchaînés à bord. Il est de nouveau victime de dysenterie. Sa tombe est creusée, on l’enveloppe dans un linceul, mais il revient à lui. L’année 1707 arrive ; on lui propose de commander le Saint Jean-Baptiste.
Le périple commence mal car le cuisinier a confondu persil et ciguë dans la salade ! La suite de la navigation est assez paisible, et il a la sagesse de contourner d’assez loin le cap Horn. L’ouvrage se penche alors sur l’aspect commercial complexe de ce qui est largement une contrebande puisque le commerce de l’argent est un monopole espagnol. Pourtant, le navire reviendra en France avec 19 tonnes – déclarées – de ce précieux métal. Les négociations avec les diverses autorités corrompues, les négociants, les populations, le long des côtes de l’actuel Chili et du Pérou, demandent un sens aigu des affaires. L’astronome, le père Feuillée, qui laisse aussi ses mémoires, est un moine savant, précurseur des Lumières. Il est embarqué par ordre du roi pour améliorer la cartographie. Il s’émerveille devant la nature, calcule, dessine, herborise, observe les animaux. Parlant un peu quechua, il converse avec les Indiens et admire les anciens Incas. Enfin, la biographie de l’armateur, Jean-Baptiste Bruny, permet aux auteurs de montrer comment Marseille s’est ouvert à l’économie monde.
Ces trois lectures fort complémentaires, loin de décevoir l’amateur de navigations aventureuses, confèrent une réalité palpable à ces existences de marins dont on perçoit le courage, les espoirs, les immenses déceptions, la colère, la peur, la cruauté, mais surtout l’incroyable ténacité et l’esprit d’initiative. Il est vrai qu’une fois sur le navire… on est embarqué !