Faire face à l’indifférence

Ce n’est pas tant une forme qu’invente Frédéric Arnoux dans ses romans qu’un point de vue, littéraire au ras d’un ordinaire insupportable et peut-être déliré. Du ciel plein les dents, son dernier roman, peut se lire comme un roman affrontant la négligence du monde et des personnes les plus vulnérables qui le peuplent.

Frédéric Arnoux | Du ciel plein les dents. Éditions Jou, 160 p., 13 €

En 2020, Merdeille inventait une façon d’écrire à même l’effondrement de tout – langues, êtres, territoires. Rats empaillés, conspirations de dentistes, eau polluée, viols collectifs, consoles de jeux vidéo, déportations, construisent l’intrigue possible d’un monde détestable où Frédéric Arnoux trouvait malgré tout quelque chose d’un espoir. L’humour et la tendresse de la déglingue.

Avec Du ciel plein les dents, le romancier reprend une forme comparable, qui cherche les marges pleinement contemporaines pouvant tenir ces pages-là. À nouveau, un lieu qui n’existe qu’abstraitement, dans l’allusion permanente aux espaces disloqués qu’on dit résidentiels, figures fantomatiques d’une banlieue qu’on esquisse sans la restituer. À nouveau, un narrateur amputé, vulnérable, enfant naïf, dont l’envie candide d’aimer sa propre vie et son propre espace permet de conjurer le sordide qu’il donne pourtant à voir. À nouveau, un bric-à-brac de thèmes abordés frontalement : TikTok, l’argent, la religion, la pornographie, les « bourrelets de chantilly », les sapins vert fluo, le trafic de drogues, etc.

Frédéric Arnoux, du ciel plein les dents
Chantilly © CC-BY-4.0/Slipp D. Thompson/Flickr

Les images de ce monde ne sont qu’allusives, bribes perçues à travers les yeux de personnages jamais indemnes d’eux-mêmes et des autres. Pourtant, c’est bien ce monde qui est au cœur du texte et en informe très directement le point de vue, pour essayer d’en dire l’indicible, un peu. Parfois grotesques, souvent violentes, rarement sublimes mais avec force, les images se succèdent pour ne pas reconstituer ou documenter, mais voir l’ampleur du délabrement. L’enfant (« le Nain ») est alcoolisé par sa mère, brutalisé par son père, défendu avec violence par son grand frère, endoctriné par un ami cherchant à recruter et entraîner une armée raciste. Le déchaînement absurde de violence et de désespoir sature le roman jusqu’à en fournir le décor, le cadrage le plus large, dans lequel travaille étrangement autre chose, qui est la possibilité d’une quiétude.

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Du ciel plein les dents implique chez ses lecteurs un travail de l’imaginaire plus complexe qu’il n’y paraît, puisqu’il s’agit de regarder ces vies en même temps que l’indifférence avec laquelle on les regarde.

L’enfant se répète des prières qu’il invente, à Jésus puis à Shiva. Il contemple à travers la fenêtre un couple de vieux qui entassent chez eux des sacs poubelle. Il regarde depuis le toit de son immeuble les passants par l’entremise de la lunette d’un fusil. Il roule à vélo avec la fille qu’il aime. Du ciel plein les dents peut se lire comme la combinaison vécue de la violence la plus crue et de la sérénité qu’il faut y inventer malgré tout, à la façon de ces personnages sans histoire autre que leur arrimage à ce qu’il reste de désir une fois mesuré l’ignoble de l’existence. De ne pas opposer le désespoir à la joie d’y résider, le roman s’autorise ses plus pénétrantes perspectives : dire l’horreur d’existences contemporaines, voisines, proches, tout en refusant d’y assigner une morale ou un fatalisme. 

Le bricolage de cette langue, agrégat de termes ineptes et quotidiens, de syntaxe véreuse, de figures élaguées, d’un rythme qui lui appartient par nécessité, adhère à cette littérature qui saisit autre chose de son présent. Peut-on écrire sur le délitement des mondes et des êtres qui les peuplent ? Du ciel plein les dents donne une réponse des plus saisissantes, mettant en scène l’insupportable comme condition humaine où se vivent des rêves humbles.

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L’humour et le délire se sont amoindris depuis Merdeille, sans pour autant que Frédéric Arnoux cède rien à ce qu’il faut bien comprendre comme une radicalité romanesque – celle qui se défie constamment de sa propre narration, de sa propre langue, de ses dissonances même, du sérieux de tout ce qu’elles pourraient recouvrir. Puisque nous ne tenons collectivement plus à rien (ou presque), semble nous dire le texte, quel récit peut-on bien faire de ce que nous sommes ? La lecture met à nu une certaine réalité – que masque souvent aujourd’hui l’abondance inhumaine des discours – en nous obligeant à faire face au fait que tout cela ne nous choque plus mais appartient à nos imaginaires. Le roman ne produit ni indignation ni dégoût, ni même une forme d’humour cruel qui introduirait une forme de distance possible. Au plus près de nos anesthésies et désaffections, le débordement du récit et de la langue actualise un abandon commun pour ces personnes vulnérables qui nous entourent et dont on se fout en réalité. En trouvant une manière de se mettre parmi ces dernières, Du ciel plein les dents implique chez ses lecteurs un travail de l’imaginaire plus complexe qu’il n’y paraît, puisqu’il s’agit de regarder ces vies en même temps que l’indifférence avec laquelle on les regarde. Roman réflexif par refus de l’abstraction et de l’intellectualisme, c’est ce qui semble désormais si rare en dehors de la littérature de genre.

Il est devenu habituel de signaler les romans importants. Peut-être que Frédéric Arnoux n’écrit pas ce genre de romans, qui présupposent toujours qu’on se situe sur les lieux de l’importance. Peut-être, alors, Du ciel plein les dents est-il à conseiller pour qui cherche les points de vue les plus pouilleux, les plus opprimés, en souvenir de cette vieille idée de Jean-Luc Godard que ce sont bien les marges qui tiennent les pages.