Pour restituer l’irréversibilité, l’irrévocabilité de la perte, une notion abstraite, Lucie Taïeb photographie, au propre et au figuré, le concret du réel, elle nous le donne à voir, explicite et terrible, puis peu à peu cédant la place, devenant métaphore d’un réel plus secret, volatile, et presque inaccessible. Son livre, La mer intérieure, inaugure une nouvelle collection chez Flammarion, « Terra incognita ».
Sa quête commence par l’évocation du couple Donain, dont la maison demeure debout au bord du trou qu’est leur village, rasé et remplacé par une mine de charbon. L’image repose sur une contradiction : une maison est le havre de paix, réel ou imaginaire, que chacun porte en soi. Ici, elle est guettée par un abime. La métaphore est claire. Mais Lucie Taïeb l’enrichit : des silhouettes fragiles du couple, elle passe à un village entier, à de nouveaux récits, à de nouvelles images plus pertinentes, plus inquiétantes, qui se recouvrent les unes les autres pour mieux s’approfondir.
Ce n’est que vers le deuxième tiers du livre que surgira de ces décombres le secret intérieur, le désarroi intime, que l’autrice tente d’approcher sans jamais l’épuiser, car il est à la fois un poids et une source. Afin de raconter les tribulations d’une âme, la sienne, elle se fait le héraut des aventures d’un lieu. « Le récit se voulait main tendue, il demeure poing fermé, et le secret est à l’intérieur […] La maison de mon enfance a été abandonnée aux ronces et aux intrus, elle a brûlé un soir de juin et je regrette seulement de ne pas avoir été celle qui y a mis le feu ». La dernière partie de la phrase sera-t-elle explicitée par la suite ? Ce n’est pas sûr, tant ce livre demeure lourd de ce qu’il ne parvient pas à déchiffrer, de ses multiples dérives qui sont peut-être autant de dérobades, de ses découvertes qui sont autant de portes ouvertes sur le vide.
L’autrice s’éprouve duelle, elle ne parvient pas à faire coïncider son moi ancien et son moi actuel, son moi ancien continue à habiter en elle comme une étrangère, comme un double incompatible qui lui fait peur et qu’elle refuse de regarder en face.
Jadis, avant de naître, lorsqu’elle était encore en gestation dans le ventre de sa mère, celle-ci apprit qu’elle avait un cancer. Mais elle dut, pour la santé de son enfant, attendre d’accoucher avant de se soigner. Les médecins lui prédirent une mort prochaine, qu’elle retarda pourtant de dix-neuf ans.
À dix-neuf ans, l’enfant devenue jeune fille devint donc orpheline de mère. Et ne s’en remit pas. S’en remit d’autant moins qu’elle s’estimait coupable, et cela depuis sa plus tendre enfance, de la non-guérison de sa mère. C’est ainsi qu’elle commença à se scinder en deux et à se considérer d’un œil sévère. C’est ainsi qu’elle devint à elle-même irréconciliable.
Dans une histoire effrayante et inoubliable que nous raconte Heinrich von Kleist, un prince, un jour, vola au marchand Michael Kohlhaas ses chevaux bien-aimés. Ce dernier exigea réparation. On lui rendit ses deux chevaux blessés et abîmés par des travaux trop durs. Il refusa de les reprendre et exigea qu’on les lui rendît comme ils étaient à l’origine, forts et en bonne santé. Lucie Taïeb consacre un long passage à ce récit plein de douleur, de cruauté et d’injustice pour illustrer l’idée que ce qui a été modifié ne peut pas retrouver son état d’origine.
Voyons plus précisément ce qu’elle raconte de deux villages détruits d’Allemagne, un pays qu’elle a voulu comprendre en apprenant sa langue et en y séjournant. Après celui de Lacoma, sa mort et sa résurrection ratée (le village est rasé pour la mine qu’il recèle, puis la mine est fermée quand elle a fait son œuvre, puis le lac souhaité pour en combler le trou n’est qu’une flaque d’eau car la région s’est asséchée et sa rivière a disparu…), le récit qu’elle accorde à Horno, autre village martyrisé, est aussi passionnant qu’une enquête criminelle. C’est qu’il comporte également un crime, mais plus complexe, plus dilué, et plus diffus que quand la mort n’a trait qu’à la personne humaine. « Une histoire d’avant et d’après la chute du Mur. Une histoire de destruction, où la justice fait défaut, où l’argent compense la perte, où la compensation ne répare rien du tout. »
Lucie Taïeb décrit d’abord le village d’origine, « cinq étangs, des rivières, des champs et des jardins, des chevaux pour le labour, du petit élevage ». Mais « le sol, sous Horno, est veiné de charbon. En 1977, la décision tombe. C’était comme d’apprendre que l’on a un cancer ».
Les habitants décident de résister. Ils continuent d’y vivre sous le couperet de la menace. Entre-temps, le mur qui séparait les deux Allemagnes a disparu, les habitants espèrent en une nouvelle justice. En 1996, le gouvernement du Land de Brandebourg adresse une consultation écrite aux habitants de Horno. Elle comporte une première question : êtes-vous pour la dissolution ? Ils répondent non. La deuxième question paraît se moquer d’eux, elle leur demande à quelle commune ils souhaitent être rattachés après la destruction de leur village. Ils répondent : à aucune, nous restons chez nous. Mais la chute du Mur n’a fait que changer la manière d’agir des gouvernants. Une loi est votée, autorisant l’expulsion des habitants et faisant valoir « le bien commun, les emplois, la nécessité énergétique ». On décide de construire un nouvel Horno identique à l’ancien dans une commune voisine. Les époux Donain sont, eux aussi, obligés de partir.
« J’ai tout autant vu, conclut Lucie Taïeb, le village qui s’offrait à mon regard que l’absence, ou l’ombre, du village disparu. » Le nouvel Horno n’est qu’un village cloné, il n’inspire que la tristesse : « Haute tristesse, comme on dit haute mer ». Mais, comprend l’autrice de retour à Paris, reste cependant une lumière, un rayonnement, qui provient non pas de la restitution d’un lieu ou d’un être aimé et perdu, mais de l’attachement lui-même, celui par exemple qu’éprouvait un marchand de chevaux pour ses bêtes, ou les modestes habitants d’un village pour les fleurs qui l’ornaient, le tilleul centenaire, et l’église au milieu de la place.
L’important serait alors non pas de faire renaître ce qui a disparu, mais de susciter en soi le désir de nouveaux attachements, afin de ne pas s’enfoncer dans l’abime que la mine ou le désespoir ont creusé.
Extraordinaire richesse de ce livre, qui traite à la fois des politiques désastreuses des États et des vies dévastées par les drames intérieurs, alliant la critique sociale à l’analyse de l’individu, mariant le collectif à l’intime de la manière la plus originale qui soit.