Pendant longtemps, disons de 1980 à 2005, Gérard Cartier, vivant à l’étranger, est resté à l’écart. Ses lecteurs ont dû se contenter des livres singuliers qui lui ont valu d’obtenir le prix Tristan-Tzara en 1998 et le prix Max Jacob en 2001. Puis sa situation a changé. Il a pu s’impliquer davantage dans le monde poétique. Il a alors écrit des proses, des romans, des traductions, a fait de Secousse une des meilleurs revues numériques, et a défendu la poésie française en réalisant des anthologies. Avec Le voyage intérieur, il vient de sortir un livre qui lui vaut bien des éloges. Gérard Cartier a reçu le le grand prix de poésie de la SGDL en 2024.
Responsable des études et des travaux dans de grands chantiers comme le tunnel sous la Manche ou la liaison ferroviaire Lyon-Turin, Gérard Cartier (né en 1949) a peu à voir avec la provenance habituelle des écrivains. Malgré ses publications régulières et les prix reçus (prix Max-Jacob en 2001 pour Méridien de Greenwich ), il a été longtemps tenu à l’écart de la vie littéraire par son métier. Dès ses premiers livres, au début des années 1980, il s’est orienté vers des centres d’intérêt peu communs dans la poésie d’une époque qui cherchait à se libérer des cadres de la pensée structuraliste. Passage d’Orient, qui nous ramenait à l’époque des croisades, La nature à Terezin, construit autour de la figure de Desnos, ont vite attiré sur lui l’attention de ceux qui, du côté de Digraphe, d’Europe et d’Obsidiane, entendaient ne pas payer la liberté nouvelle par un retour aux vieilles solutions du lyrisme. Aussi fasciné par la langue du Moyen Âge que par celle de Paul Louis Rossi ou de Franck Venaille, habitué à la rigueur intellectuelle par son métier d’ingénieur, conscient des limites entre l’histoire et la politique, il a choisi cette dernière pour servir d’axe à une œuvre qui s’est donné comme règle de pouvoir tout dire. C’est cette volonté qui l’a conduit à tenter l’aventure de la prose à partir de 2010 (notamment avec L’oca nera, un roman en forme de jeu de l’oie, se déroulant dans le Vercors pendant la guerre) mais aussi à intervenir comme traducteur (de Seamus Heaney) comme anthologiste, ou comme critique, après avoir dirigé Poèmes dans le métro, avec Francis Combes.
Tes livres se saisissent fréquemment de l’histoire contemporaine : la Résistance, la guerre d’Algérie, etc. Es-tu d’accord que l’on dise de toi que tu es porté par deux ambitions : faire de l’Histoire la matière de ton travail et revendiquer le caractère essentiel du rythme et du silence ?
Malgré les préjugés (les poètes s’en sont souvent tenus à leur microcosme), on ne s’abstrait pas du monde sans dommages. Il est vrai que, hormis quelques grandes voix (le Hugo des Châtiments, l’Aragon du Roman inachevé), les poètes qui se sont mêlés d’écrire sur le siècle (après la guerre, par exemple) n’ont pas toujours été heureux. L’ouverture au monde ne suffit pas, il faut aussi s’inventer une langue. Elle passe, pour moi, par un travail sur le découpage des phrases et le montage des fragments, c’est-à-dire un travail sur le rythme, aussi bien au regard du sens (suspens, ellipse…) que de la voix (scansion, silences). Pour autant, l’Histoire n’est pas mon seul champ d’intérêt : je crois que la poésie peut tout dire.
Dès le début, tu as affirmé ton désir de tout dire, en renouvelant ce dire. Cela se vérifie. Sauf en ce qui concerne l’écriture onirique, qui est absente de ton œuvre. Pourquoi ?
Je crois que la poésie ne doit rien s’interdire, qu’elle peut dire la guerre aussi bien que la nature, la passion amoureuse comme une usine chimique ou le contenu d’une poubelle, pour prendre des exemples dans Le voyage intérieur. Elle peut aussi réinventer les anciens mythes. Elle peut donc donner forme à nos rêves ; je l’ai fait plusieurs fois dans Le voyage intérieur. Il est vrai que ce n’est pas pour moi une matière privilégiée, comme elle l’est pour d’autres, Marie Étienne par exemple.
Nous venons de souligner tes liens avec l’histoire récente. Mais n’est-ce pas oublier ton intérêt pour le Moyen Âge et ses mythes ou ton attirance pour un poète comme Seamus Heaney ?
Si je devais définir mes domaines d’inspiration, j’en nommerais trois : l’Histoire, ma propre vie, comme tout le monde, et les grands mythes du Moyen Âge, Roland, Tristan, Brendan. Mes livres sur la déportation de Desnos et sur le Vercors relèvent à la fois de l’Histoire et de l’épopée, ou du mythe. Quant à Seamus Heaney, c’est sa longue mémoire et son ancrage dans une histoire tourmentée qui m’ont d’abord intéressé. Le recueil que j’ai traduit (La lanterne de l’aubépine) est le plus complexe du poète, l’un des plus imprégnés des vieux mythes.
Depuis 2011, tu publies des romans. Est-ce pour toi une autre expérience du langage et de l’écriture ? Est-ce parce que la poésie a des limites ?
Oui, écrire de la prose est une expérience très différente de la poésie. Mener à bien un roman réclame une grande discipline, une application longue et continue, incompatible avec un travail salarié. Je me suis longtemps cru incapable d’écrire en prose pour une autre raison. Il y faut une autre exigence de langue, une certaine humilité : on ne peut pas y jeter la foudre à tout instant, même si chaque mot doit être pesé pour éviter les clichés. Ce qu’on y montre du monde est également différent. La poésie, même la plus tenue, a tendance à verser dans la profération ou le mythe ; seule la prose permet de rendre compte des complexités et des ambiguïtés du réel, et au besoin de s’opposer à l’auteur. C’est notamment vrai quand on traite de l’Histoire. J’ai écrit deux recueils sur le Vercors. C’est le sentiment que je pouvais dire autre chose en changeant d’instrument qui m’a poussé à écrire L’oca nera.
Ton dernier livre, Le voyage intérieur, est une somme. Je l’ai lu en avançant quotidiennement de dix poèmes. J’y ai trouvé jour après jour les arrêts d’un curieux, d’un être attentif au quotidien, d’un passionné d’histoire, d’un scientifique, d’un lecteur érudit, d’un défenseur de certaines valeurs… mais aussi d’une sorte de chef d’orchestre inventif, attentif aux jeux des formes. Quelles sont les coulisses de cette réussite ?
L’impulsion initiale vient d’un atelier d’écriture. J’avais proposé aux élèves de suivre la méthode de Cendrars pour Kodak, recueil fait de bribes prélevées dans un roman de Gustave Le Rouge. Je m’y suis essayé en partant du Dépaysement, de Jean-Christophe Bailly, écrit dans le contexte du débat sur « l’identité française » pour montrer la réalité de notre pays. Or, il y a une similitude entre les lieux visités par Bailly et ceux du Tour de la France par deux enfants, le livre de lecture de la IIIe République. D’où l’idée de refaire ce Tour dans la France contemporaine, en partant du même point et à peu près sur le même trajet –ajusté pour traverser des régions qui me sont chères (Alpes, Bretagne).
Chaque lieu fait l’objet d’un poème. Je comptais en écrire 314, en référence à Π, mais ma route restait mitée de vides. Il y en a donc 365, plus un post-scriptum bissextile. Les visites, parfois très anciennes, ont été complétées par un travail de documentation. Comme Bailly, à qui je rends hommage, j’ai cherché à montrer la grande diversité de notre pays, dans ses composantes géographiques, historiques et humaines (les Gilets jaunes, par exemple). Le Voyage fait quelques excursions hors des frontières (un pays est aussi fait de ses voisinages) avec des poèmes en langues étrangères – sans oublier les langues intérieures : arpitan, arabe, etc. Quant à la forme, me souvenant que l’ennui naît de l’uniformité, j’ai cherché la diversité : proses, vers troués, impromptus, calligramme, et même un testament…
Le voyage intérieur est sous-titré Documentaires. Est-ce en référence aux objectivistes américains ?
Documentaires vient de Cendrars, mais les objectivistes m’intéressent. Je les rejoins dans le désir de dire le monde objectif et l’Histoire (Holocauste de Reznikoff), et dans leur méfiance à l’égard des vertiges de l’ego : l’enflure du moi, l’abandon aux sentiments, travers qui n’ont pas disparu avec le romantisme. J’ai aussi comme eux une certaine réticence vis-à-vis du « stupéfiant image » des surréalistes (je ne le condamne pas, mais j’y recours avec mesure) et de ce qu’on nomme poétisme : mots éthérés, sentiments excessifs. Mais objectivisme renvoie à objectivité : il s’agirait de dire le monde en échappant au subjectif. Reznikoff a ainsi composé des livres en assemblant des fragments de documents, démarche intéressante mais qui ne produit qu’une prose découpée. La vision qui prend pour horizon le traité scientifique ou le Code civil me paraît illusoire. Peut-être est-ce un effet de ma formation : j’ai du mal à concevoir qu’on puisse atteindre à l’objectivité en littérature. Je crois que la poésie doit s’incarner – la plupart des poètes dits objectivistes ne s’en privent d’ailleurs pas.