Peut-on écrire, en castillan, la dystopie catalane d’une péninsule ibérique désertée à la suite de ses déchirements politiques et d’une épidémie mondiale d’origine bioterroriste ? Peut-on faire en sorte que ce thriller d’anticipation soit surtout un exercice de style oulipien, détournant les enjeux politiques du moment pour leur préférer, au fil d’un journal de bord de la catastrophe, l’écriture épisodique d’un « poème irrationnel » ? Avec Reus, 2066. Journal d’un vieux cabochard, Pablo Martín Sánchez clôt une trilogie qu’on pourrait dire des « signes d’identité » – en référence au grand roman critique de Juan Goytisolo, Señas de identidad, publié à Mexico en 1966. Pile cent ans avant l’histoire racontée.
Ou plutôt, devrait-on dire une trilogie de la contre-identité (comme on parle de récit contre-factuel) – nom, date de naissance, lieu de naissance définissant les temps de la trilogie, et permettant de varier les genres : l’homonymie en forme de roman historique (L’anarchiste qui s’appelait comme moi), le jour de la naissance, 18 mars 1977, en polyphonie de L’instant décisif, et finalement la dystopie de Reus – dont est originaire l’auteur. Une dystopie en forme de huis clos et survie mode d’emploi, située dans l’emblématique « Pere Mata », joyau de l’architecture moderniste catalane conçu par Lluís Domènech i Montaner pour servir d’ensemble pavillonnaire hospitalier, et dans lequel se sont réfugiés, pour des raisons pratiques autant que symboliques, les (presque) derniers rebelles de la péninsule.
Pourquoi 2066 ? Peut-être par allusion au 2666 de Roberto Bolaño. Mais le titre de Bolaño est à prendre comme un chiffre plutôt qu’une date – une clé enclenchant le mécanisme secret et sans fin de l’interprétation. Ici, c’est bien une date plausible et un lieu effectif qui font du dernier tome de la trilogie de Pablo Martín Sánchez un roman d’anticipation. Car l’action se situe dans la petite ville de Reus, après une quarantaine d’années de débâcle progressive élargie aux dimensions du monde. Et le narrateur, double manifeste de l’auteur, écrit son journal comme le faisait Roquentin dans La nausée – comme il aime à le remarquer – ou bien comme le faisait Samuel Pepys au moment de l’épidémie de peste à Londres, en 1666. Car, de même que le deuxième tome rejouait Tristram Shandy en pleine démocratisation de l’Espagne post-franquiste, le troisième rejoue le topos du journal de la catastrophe aux derniers jours du moratoire d’évacuation de la Confédération ibérique, commandé par la Fédération européenne à la suite du Pacte de la Honte – lui-même fruit de la troisième guerre mondiale suscitée (si j’ai bien compris) par l’attentat bioterroriste du Stade de France et l’épidémie du « virus de Marburg ».
Quelle réfraction exercer sur le présent depuis l’avenir ? Là où l’on attendrait qu’il approfondisse sa réflexion au futur antérieur sur les potentialités politiques des temps actuels (le roman laissant entendre qu’une guerre civile a suivi la déclaration unilatérale d’indépendance de la Catalogne), Pablo Martín Sánchez préfère disserter (excellemment, au demeurant) sur la distinction, en espagnol, entre subjonctif et indicatif, comme deux ontologies alternatives (potentielle et réelle) inscrites dans la langue. Pendant ce temps : noirceur de l’intrigue, humour désespéré, violence et catastrophes annoncées. Une histoire d’amour sur fond de débâcle. Aucun espoir, ou si peu.
Puisqu’il s’agit d’un journal écrit dans le manicomio du Pere Mata, on pourrait croire un temps à une ruse narrative à la Shutter Island – mais non. Le roman se réclame plutôt, à travers son narrateur, de la théorie du « point aveugle » de Javier Cercas, pour qui (c’est moi qui choisis cette phrase dans l’essai) « écrire un roman consiste à plonger dans une énigme pour la rendre insoluble, non pour la déchiffrer (à moins que la rendre insoluble ne soit, précisément, la seule manière de la déchiffrer). Cette énigme, c’est le point aveugle, et le meilleur que le roman a à dire, il le dit à travers elle : à travers ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution ». Mais d’énigme insoluble, de cécité visionnaire, d’obscurité radiante, et même d’ambiguïté sans solution, dans ce roman, je n’en vois point. « Le roman est un genre qui consiste à protéger les questions des réponses », dit aussi Cercas dans cet essai. Mais quelles sont ici les questions ? Un Pablo Martín Sánchez octogénaire, réfugié au sein d’une petite communauté d’esprits forts et libres, écrit le journal de sa fin – et il profite de l’occasion pour permettre à son moi des années 2020 d’inventer toutes sortes de destins plus ou moins catastrophiques à ses amis et à leurs œuvres, passées et futures.
La trilogie des signes d’identité, commencée par l’intrigante homonymie avec un anarchiste luttant à mort contre Primo de Rivera, s’achève par l’intervention d’un deus ex machina qui, dans la politique autoritaire du futur, n’a plus rien d’intrigant. On est loin des signes d’identité de Juan Goytisolo – et encore plus de ceux de son frère Luis, auteur majeur dont l’extraordinaire tétralogie Antagonía (trop peu connue en France) comprenait un roman intitulé Recuento – « récapitulation » conçue comme compte/conte à rebours de la formation et de l’histoire. C’était en 1977, à la naissance de Pablo Martín Sánchez, et tout se passait à quelques kilomètres de Reus. Point n’était besoin alors d’anticipation : le présent suffisait à remonter le temps, et il annonçait déjà les tourments de la Catalogne contemporaine.
Reste, dans ce roman divertissant et déconcertant à la fois – fruit d’une judicieuse collaboration entre les éditions Zulma et la Contre Allée –, le jeu oulipien qui le scande en forme de composition progressive d’un poème de circonstance inspirée du nombre pi (chaque mot ayant un nombre de lettres correspondant, après les trois initiales, aux décimales sans fin du nombre irrationnel – 3,1415926… comme dans la version française traditionnelle : « que j’aime à faire connaître un nombre… »). En voici le début :
« Que j’aime à boire lentement ce ribera
divin qui coule, agréable, savoureux !
Liquide enivrant qui le nez asticote,
fait vibrer ma pauvre tête.
Mon ami chantons car la liberté
irriguera notre vieillesse. »
Est-il encore utile au sage ? Il est au moins utile à mesurer l’exploit de traduction du toujours excellent Jean-Marie Saint-Lu – dont on imagine qu’il a su apprécier le défi qui lui était proposé. Je n’ai pas cherché si 2066 intervenait comme l’une des séquences du nombre pi, mais je veux bien le croire.