L’épopée collective du surréalisme

Et si le surréalisme n’était qu’une histoire à dormir debout et qui est loin d’avoir dit son dernier mot ? « Rêver les yeux ouverts et vivre les yeux fermés » fut une de ses maximes. Et au vu du catalogue que la Bibliothèque nationale de France vient de lui consacrer, L’invention du surréalisme, le culte qu’on lui voue n’est pas près de s’éteindre. En plus de nous révéler une iconographie en grande partie inédite, il s’emploie à dresser un historique exhaustif de sa venue au jour, en mettant l’accent sur les filiations qu’il eut d’emblée avec le spiritisme, la science des rêves, et les états extra-sensoriels, vécus sous hypnose ou en pleine folie.


Jacqueline Chénieux-Gendron, Isabelle Diu, Bérénice Stoll et Olivier Wagner (dir.), L’invention du surréalisme. Des champs magnétiques à Nadja. Textes de Carole Aurouet, Laurence Campa, Jean-Michel Hirt et Masao Suzuki. BnF Éditions, 192 p., 29 €


C’est ce qui dut conduire Freud à tenir ses acteurs pour de vils apprentis sorciers, faisant de l’esbroufe et des esclandres publics, en ignorant la part d’invention langagière dont le surréalisme fit preuve et qui aurait dû lui faire dresser l’oreille. Car, si l’on peut leur faire grief d’un usage fantasmagorique des images, ils sont toutefois parvenus à donner un accès direct au réel de la langue, sachant d’instinct qu’en elle tout procède par intersignes et se communique par voie associative à l’aide de cette « télégraphie sans fil » dont parle André Breton, et qui laisse l’entière initiative aux mots qui finiront par agir comme des corps conducteurs.

L’invention du surréalisme. Des champs magnétiques à Nadja

Man Ray photographie une séance de rêve éveillé au Bureau de recherches surréalistes, rue de Grenelle (vers 1924) De gauche à droite : Max Morise, Roger Vitrac, Simone Breton, Jacques-André Boiffard, Paul Éluard, André Breton, Pierre Naville, Robert Desnos, Giorgio De Chirico, Philippe Soupault, Jacques Baron]. Paris, Centre Pompidou – MNAM-CCI © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / image Centre Pompidou, MNAM-CCI © Man Ray 2015 Trust / Adagp, Paris 2020

Louis Aragon affirmera du reste qu’il n’y a pas de pensée envisageable hors des mots. André Breton lui rétorquera en guise de défi : « Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence tout apparente des choses, et à leur peu de réalité » ? Disposés au hasard de leur rencontre, les mots ne sont-ils pas en mesure, comme dans une partie de scrabble, d’attester d’une surréalité face au déficit de réalité d’un monde sociétal dont il ne resterait plus qu’à saboter les codes de conduite langagiers ? En inventant d’autres stratégies d’écriture pour d’autres modes d’existence où l’insu, l’invu et l’imprévu ont surréellement droit de cité, et ce au gré des circonstances.

On aura beau taxer les exercices d’écriture automatique de délire verbal et tenir les cadavres exquis pour des niaiseries de potache, ils inaugurent le rêve d’une écriture collective qui resterait sans signataires. Écrire pour écrire, noircir du papier, et à seule fin de débusquer des phrases qui se déclarent à vous en état de somnambulisme verbal. Telle fut l’expérience amorcée en 1919 dans les décombres de l’après-guerre par Les champs magnétiques, ce livre écrit « à quatre mains » par André Breton et Philippe Soupault et qui devait s’intituler initialement Les précipités, au sens de premiers jets, saisis à l’état brut, dont la teneur s’avère éminemment hallucinogène. Si l’ouvrage mentionne les noms de ses signataires, il n’est pas sans mêler leurs voix dans l’exploration d’une surréalité langagière dictée par la « bouche d’ombre » et qui dut donner lieu aux séances de spiritisme tant vocal que scriptural que Breton relatera par la suite dans son texte Entrée des médiums.

L’invention du surréalisme. Des champs magnétiques à Nadja

Vernissage de l’exposition « Dada Max Ernst » à la librairie Au Sans Pareil, Paris (2 mai 1921) Auteur inconnu. De gauche à droite : René Hilsum, Benjamin Péret, Serge Charchoune, Philippe Soupault, Jacques Rigaud (la tête en bas), André Breton © Paris, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Cliché Suzanne Nagy

Si le rêve d’une écriture plurielle, clandestine, et à pistes multiples, dut s’envisager dans les prouesses typographiques des tracts et affiches dadaïstes, il vivra son apogée avec la création, entre octobre 1924 et fin avril 1925, de ce lieu d’investigation collective, ouvert à tous, que fut le Bureau de recherches surréalistes, au 15 rue de Grenelle à Paris. D’emblée, sa mission fut de solliciter et de mobiliser toutes les personnes préoccupées par le sort qu’il convient de réserver à l’activité inconsciente de l’esprit, telle qu’elle se vérifie dans l’état de somnambulisme verbal ou dans les jeux de hasard.

Une synergie des esprits est alors à l’œuvre, qui se révèle propice à maints jeux de rôle et transferts de pensées. Parmi les envois émanant de ce quartier général, il y eut en décembre 1924 la création de seize « papillons surréalistes » qui furent essaimés à la cantonade et que le catalogue de la BnF reproduit en pleine page. L’un d’eux porte l’inscription : « Le Surréalisme est à la portée de tous les inconscients ». Et s’il s’adresse ainsi à notre part d’ombre, à notre pouvoir de fabulation, voire de mystification, il est aussi à l’origine d’une investigation langagière qui est loin d’être devenue obsolète dans le champ de la poésie contemporaine. Elle met en jeu tout un réseau de voix citatives, comme dans les Proverbes d’Éluard, les Incipits de Louis Aragon, ou dans ces collectifs que sont le Dictionnaire du surréalisme ou l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton.

L’invention du surréalisme. Des champs magnétiques à Nadja

André Breton, René Hilsum, Louis Aragon, Paul Eluard avec Dada 3 (janvier 1919) Photo anonyme © Paris, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, cliché Suzanne Nagy

Car si la poésie doit se manifester, si elle a manifestement droit de cité, c’est par la voix de tous et au nom de tout un chacun. Quant au rêve d’un livre collectif, sans titre et sans signataires, s’il est voué à rester une chimère dans les annales de la littérature, il continue toutefois à hanter les esprits. Maurice Blanchot l’invoquera au sujet des tracts, des graffitis et des manifestes initiés par la vague de fond que fut Mai 68. Rêve d’une communauté d’esprits dont il dira qu’elle reste non seulement inavouable, mais invérifiable, échappant à ceux et celles qui la configurent et travaillent clandestinement à son impossible élaboration, comme ce fut le cas avec le groupe Acéphale fondé par Georges Bataille.

« L’invention du surréalisme » tient de l’épopée collective, mais elle n’est pas exclusivement de nature langagière. Au-delà de la « pensée magique » qui dut trouver à s’exercer à l’état sauvage, sans contrôle et sans visée, dans les dérives de l’écriture automatique, les surréalistes eurent aussi la prescience d’un « ailleurs » de teinture onirique, fait d’une pluralité d’univers dans le croisement desquels de multiples coïncidences, quasi divinatoires, vous sont délivrées par la magie du « hasard objectif ».

L’invention du surréalisme. Des champs magnétiques à Nadja

Sonia Delaunay, « Sur le vent », tapisserie- poème, texte de Philippe Soupault, Paris (1922). Crêpe de Chine brodé de laine rouge et noire, 184,7 x 187,5 cm. Donation Sonia Delaunay à la BnF © Paris, BnF. Sonia Delaunay © Pracusa 20200721

Tout se fait pour ainsi dire au hasard, mais jamais sans une secrète nécessité dans ces univers multiples – parallèles ou perpendiculaires – conçus comme des « plurivers » par la physique quantique qui tentera à son tour de les explorer en recourant au « principe de la superposition », d’inspiration quasi surréaliste, principe d’après lequel une même particule d’atome peut se mettre à exister simultanément sous des formes incompatibles. C’est ainsi qu’elle peut vous signifier une chose et son contraire, sans pour autant se contredire, à l’instar du fameux chat de Schrödinger, dont on ne sait au juste s’il est mort ou vivant. Selon son inventeur, on a tout lieu de croire qu’il est vivant chez les morts et mort chez les vivants. Pour s’en apercevoir, il suffit d’appréhender les termes de vie et de mort non plus contradictoirement, mais simultanément : ils ont beau s’avérer inconciliables, ils n’ont de cesse de co-exister en inversant leurs rôles. Un adage de Hölderlin, d’inspiration quantique et qu’il tient d’Euripide, le dit clairement sous la forme d’un chiasme, en annulant la contradiction qui n’a plus lieu d’être formulée : « Vie est œuvre de mort, et toute mort est œuvre de vie ». André Breton soulèvera à titre indicatif une telle hypothèse lorsqu’il affirmera dans un passage du Second manifeste du surréalisme que « tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire cessent d’être perçus contradictoirement ».

Une telle affirmation serait-elle d’inspiration taoïste ? Freud aurait pu lui aussi la reprendre à son compte. Et tout porte à croire qu’un physicien comme Erwin Schrödinger, en explorant le champ quantique, ne pouvait que venir la confirmer avec son chat. Si bien que l’aventure surréaliste n’aura pas été qu’une vile histoire à vous faire dormir debout. On sait qu’elle fut vécue en état d’alerte permanente, en prise et en dialogue avec les multiples recherches auxquelles donna lieu l’entre-deux-guerres dans des domaines aussi divers que le spiritisme, la psychanalyse, la physique de la relativité, la neurobiologie, la philosophie ou la politique. Quant à l’esprit surréaliste, n’eut-il pas pour vocation d’être toujours sur la brèche, et d’agir en éclaireur et en lanceur d’alerte ? Ce livre est là pour nous le rappeler.


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