Inframonde

Lassé du monde qui vous entoure ? Barbé par l’ailleurs spatial dont on vous a tant parlé lors des dernières explorations martiennes ? Peut-être est-il temps d’aller faire un tour dans l’univers qui s’étend sous vos pieds. Grottes, catacombes, villes et rivières souterraines, puits de mines, dépôts de déchets nucléaires, moulins glaciaires… attendent votre visite – à condition que vous soyez déterminé, ingambe, amoureux des ténèbres et des bruits du silence. Vous hésitez ? Les difficultés de ces expéditions vous rebutent ? Laissez Robert Macfarlane les faire pour vous, et vous les raconter dans son extraordinaire Underland.


Robert Macfarlane, Underland. Trad. de l’anglais par Patrick Hersant. Les Arènes, 511 p., 24,90 €


Robert Macfarlane, né en 1976, a en effet décidé de plonger dans les sous-sols du monde et, suivant une de ses habitudes, d’associer le récit d’aventures, les considérations scientifiques et l’essai culturel. L’auteur, un des plus célèbres « écrivains de la nature » du Royaume-Uni, nous avait jusqu’ici habitués à des explorations de plein air, sur les sommets (L’esprit de la montagne, Plon, 2004) ou dans des endroits reculés (The Wild Places, non traduit). Ces ouvrages, et d’autres, lui ont valu dans son pays un grand succès et, de la part de Kathleen Jamie, autre écrivain de la nature très connue, écossaise et fils de prolétaires, quelques moqueries pour leur solipsisme romantique « cambridgien » (Macfarlane a fait ses études à Cambridge et y enseigne la littérature).

Sans doute Jamie a-t-elle en partie raison, mais nous pouvons, quant à nous, ô joies de la littérature, ne pas choisir entre l’un et l’autre de ces excellents prosateurs, et être séduits par tous deux car, au delà de leurs divergences idéologiques, ils possèdent, mais Jamie ne serait sans doute pas d’accord, un attachement assez semblable aux rapports que l’homme peut entretenir avec le monde non humain, et une même séduisante morbidité rêveuse.

Descendons donc sous terre avec Macfarlane, après avoir lu la petite fiche explicative qu’il fournit aimablement en introduction à son lecteur-voyageur débutant. « D’une culture et d’une époque à l’autre, ce sont toujours les mêmes trois tâches [qu’accomplit l’homme avec le sous-sol] : protéger ce qui est précieux, produire des choses de valeur, reléguer ce qui est nuisible… Depuis toujours, l’homme confine dans le sous-sol ce qu’il craint et souhaite écarter, mais aussi ce qu’il aime et souhaite sauver. »

Bien sûr, les voyages vers l’intérieur de la terre, aussi vieux que la littérature elle-même, sont rarement des parties de plaisir. Que ce soit dans l’épopée de Gilgamesh ou celles des cultures amérindiennes, dans la mythologie indoue ou grecque, la catabase, ce n’est pas de la tarte, Macfarlane nous le rappelle. Mais pas question pour autant de ne pas nous soucier du sous-sol, glisse-t-il au fil des pages : même si nous n’avons pas envie de descendre, ce qui est en dessous de nous va, de toute manière, venir à nous.

Eh oui, en ce siècle insoucieux des enfers, mais climatiquement réchauffé, les entrailles terrestres nous menacent, comme par exemple les virus des mammouths exhumés par la fonte du pergélisol sibérien ou les PCB du Camp Century américain abandonné au Groenland qui, avec l’ensemble de ses bâtiments autrefois enfouis sous la glace, remontent inexorablement vers la surface. Brrr ! Le lecteur qui voudrait documenter son inquiétude, ou simplement s’informer plus avant sur ces questions – ou d’autres – abordées par Underland, trouvera une passionnante bibliographie commentée en fin de volume.

Underland, de Robert Macfarlane : un voyage dans l'inframonde

Robert Macfarlane © Bryan Appleyard

Mais tout n’est pas que frissons dans les pages de Macfarlane et, pour un livre qui parle tant de profondeurs obscures et menaçantes, il y a aussi beaucoup de moments de clarté, de grand air et de plaisir : marches au soleil, escalades de montagnes, visions de vastes paysages, rencontres avec des personnages étonnants (spéléologues, cataphiles, forestiers, microbiologistes…). Cependant, sous terre, la peur est bien là, avec l’émerveillement. Ainsi lorsque, dans le Carso Triestino, Mac Farlane avec un compagnon pénètre, après des péripéties, dans une vaste caverne souterraine, il en a le souffle coupé : « Nous sommes deux terranautes. Nous venons de débarquer en passant par le plafond de cette salle, sur une autre planète : un désert souterrain recouvert de sable noir aux reflets dorés… Nous restons immobiles… dans une obscurité presque palpable. »

D’autres visites, belles, surprenantes, parfois effrayantes, nous attendent dans les onze sites en Europe et dans le Grand Nord où notre auteur sportif et aguerri s’est rendu : des sépultures (les Mendips dans le Somerset), des laboratoires scientifiques (de recherche de la matière noire dans le Yorkshire), des villes invisibles (les catacombes de Paris), des « fleuves sans étoiles » (le Carso en Italie), des sites de stockage de déchets nucléaires (Olkiluoto en Finlande), des grottes préhistoriques (les Lofoten en Norvège), des trous glaciaires creusés par les eaux de fonte (sur le Knud Rasmussen, en Norvège aussi)… Il faut escalader, se glisser dans des failles, descendre en rappel, être frôlé par les chutes de pierres ou, si aucun effort physique personnel n’est requis, prendre des ascenseurs verticaux vers le fond, se faire voiturer à une vitesse folle le long des galeries de mines, et toujours sentir peser des centaines de mètres d’écorce terrestre sur sa tête et son corps.

Et il faut aussi ramper. Beaucoup. Cette reptation procure d’ailleurs à Macfarlane ses expériences les plus terrifiantes. Dans les catacombes de Paris, il se trouve ainsi coincé à un moment dans un boyau si étroit qu’il ne peut plus avancer ni reculer, et son horreur s’accroît avec les bruits qui lui parviennent : « La pierre qui m’enferme, la pierre qui prend mes mesures comme un cercueil se met à vibrer… L’idée de continuer est atroce. Celle de faire marche arrière encore plus. Puis ma tête heurte quelque chose de mou. » Oui, lecteur, il finira par s’en tirer.

Lorsque l’auteur ne raconte pas comment il s’est trouvé en danger, il évoque pour nous quelques grandes tragédies de la spéléologie : celle, connue des Français, de Marcel Loubens qui, ayant dévissé dans un abîme du gouffre de la Pierre-Saint-Martin en 1952, mourut « la colonne vertébrale et le crâne fracturés » et dont la dépouille ne put être remontée que deux ans plus tard ; ou celle de Neil Moss, en 1959, dans une grotte du Derbyshire, qui périt asphyxié, coincé dans une faille, malgré les efforts des secouristes pour le dégager et à qui son père voulut donner une sépulture sous terre, demandant qu’on «  cimente la fissure même qui l’avait tué ».

Ces histoires ne sont pas rapportées pour nous glacer le sang, pas plus que le récit des aventures ne sert qu’à nous passionner. Ils sont les illustrations ou les points de départ d’une méditation sur le temps et l’espace, ainsi que sur les capacités créatrices et destructrices des hommes. Apparaît en effet dans Underland, au contact d’un « temps profond » trouvé sous terre, le souci d’être « de bons ancêtres », de léguer à d’autres un monde beau, vivant et vivable. Macfarlane sait que nous n’en prenons pas le chemin et, dubitatif, amusé ou résigné, signale qu’un groupe de linguistes et de sémioticiens est en ce moment au travail pour trouver les indications susceptibles de prévenir des populations qui nous auraient succédé dans des milliers ou des millions d’années de ne pas toucher aux fûts de déchets radioactifs du site finlandais d’Olkiluoto. Sacré problème ! Comment faire savoir, pour les préserver, à des êtres dont nous ne pouvons rien imaginer que ce qui est enterré là sous leurs pieds (s’ils en ont) est sans valeur, effroyablement dangereux, et qu’ils ne doivent pas s’en approcher ?

Hélas, il est certainement trop tard pour devenir de bons ancêtres, et la pensée que notre Anthropocène va continuer un moment puis se refermer sur nous et nous anéantir permet à Macfarlane de rêver sur les milliers, millions et milliards d’années à venir qui se feront avec nous, puis sans nous. « Quel héritage allons-nous laisser non seulement aux générations qui nous succèdent, mais aussi aux ères et aux espèces qui nous succèderont ? »

Tenté par une pensée géologique, il évoque un avenir « quand le Soleil aura épuisé son carburant, d’ici environ cinq milliards d’années, [et que] la Terre sera plongée dans le noir ». Mais il se reprend parce que l’extinction d’une espèce ou d’un écosystème, négligeable au regard des cycles d’érosion, de régénération et de destruction de la planète, ne peut le fasciner qu’un moment et que la réflexion sur « ce temps profond [qui] s’ouvre sur l’avenir comme sur le passé », à portée des capacités affectives et rationnelles humaines, est vraiment son sujet.

Ohé ! Saluons le voyageur cambridgien au jarret d’acier, à l’esprit façonné par la lecture des classiques et des traités scientifiques. Kathleen Jamie peut bien sourire de son exaltation et de ses poses, mais ce sont elles qui donnent à Robert Macfarlane sa bravoure et sa grâce, et qui font d’Underland un ouvrage passionné et passionnant.

Et, on allait l’oublier, ces fascinantes pages sont impeccablement rendues en français par Patrick Hersant. Donc ohé ! bravo au traducteur.

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