Le corps vengeur

« Il vaut mieux exister en tant que chienne que de ne pas exister du tout. » Cette parole de Marie-Pier Lafontaine est prononcée d’une voix forte, elle n’a rien d’une plainte ou d’un chuchotement. Calme dans la colère, elle n’est pas non plus un cri, pourtant elle emporte tout. Avant de s’interroger, même malgré soi, sur le lieu depuis lequel cette voix nous parle – sommes-nous plus ou moins près de la réalité d’une enfance atroce –, en lisant Chienne nous devenons complices d’un geste fondamental. Dès son regard posé sur l’incipit, le lecteur piétine avec la narratrice l’une des lois du « papa-ogre ». Il l’accompagne dans la transgression d’un interdit : celui de raconter.


Marie-Pier Lafontaine, Chienne. Le Nouvel Attila, 128 p., 16 €


On ne saurait imaginer un discours plus lucide et plus nu – un projet plus « simple » – et à la fois plus littéraire. Car si l’écriture se fait ici acte de survie, c’est avant tout par la part de fiction qu’elle revendique, et, surtout, qu’elle s’autorise. Pas un mot de trop, même s’il y a la crainte d’aller trop loin : « Il y a tout un pan de la violence que je ne me résous pas à écrire. Ça en ferait trop. Trop de violence dans le même livre. On se dira que j’ai exagéré ou menti », écrit Marie-Pier Lafontaine.

Or, comme la mémoire, la vérité est trompeuse, quand le mensonge, lui, permet de dévoiler la souffrance et peut-être de la conjurer. La narratrice a glissé dans Chienne un faux souvenir d’enfance, écrit-elle. « Il y a une justesse biographique plus grande dans ce morceau de mensonge, de fiction, que dans les reconstitutions. […] Je dirais même que c’est le seul qui soit véridique, qui nous soit bel et bien arrivé. » Les actes barbares d’un père sadique, l’effroi provoqué par cette violence, source de plaisir pour le père, ces souffrances étirées sur des années nous sont racontées d’une manière épurée, débarrassée de toute scorie, comme si, dans l’urgence de nommer, de s’approprier le discours, la parole ne pouvait se permettre le luxe de détours.

Le choc ressenti à la lecture ne trouve pas seulement sa source dans les sévices atroces qui nous sont décrits, car quelque chose se passe au-delà de la violence : par le récit, un déplacement s’opère. L’histoire de la narratrice appartenait encore au père jusqu’à ce qu’elle s’en empare. « Une tête sectionnée ne parle pas. » En racontant le monstre, la parole lui est prise, la tête lui est coupée. « Si papa dit roule sur le dos, sale chienne. Je roule sur le dos et sale chienne, je deviens. » Derrière leurs morsures, ces phrases disent le pouvoir des mots du père et le lui reprennent. S’il suffisait au père de dire sa fille chienne pour que celle-ci le devienne, s’écrivant « chienne », la narratrice s’approprie le statut qui lui était imposé et devient, dès lors, maîtresse du récit. Renversement capital : elle n’est plus chienne du père, elle jette à la face du monde avoir été chienne pour lui, et, ce faisant, elle ne respecte plus sa loi. Le silence qui la niait se brise et c’est le père qui est chien.

La narratrice tire elle-même les ficelles de sa douleur, et le récit devient champ libre et vertige, le lieu de l’expression d’une colère presque jouissive, où l’on rêve d’une « mère stridente » plutôt que silencieuse, d’une « mère debout » plutôt que soumise et complice des crimes commis. Sur ce terrain poétique, il est possible d’imaginer d’infinies variations sur la mort fantasmée du père, de formuler des vœux innommables. C’est un des rôles de l’autofiction, ce genre « nécessairement lié au dévoilement d’un interdit », selon Ricard Ripoll parlant de Chloé Delaume, dans lequel s’inscrit le travail de Marie-Pier Lafontaine. D’où, par ailleurs, un texte à la forme fragmentaire assumée, cohérente, où des blancs subsistent, nécessaires. N’y a-t-il pas, à l’origine de l’autofiction, « la faille originelle de ne pouvoir se dire », une « défaillance fondatrice », pour reprendre les mots de Georges-Arthur Goldschmidt, la volonté de « cerner autrement l’inavouable » ?

Chienne, de Marie-Pier Lafontaine : le corps vengeur

Marie-Pier Lafontaine © D.R.

Le rythme saccadé de l’écriture, avec ses phrases sectionnées, tels des coups rendus, rappelle justement la syntaxe « meurtrie » énoncée par Chloé Delaume dans S’écrire mode d’emploi (Publie.net, 2008). Au corps blessé (comme au corps vengeur) doit correspondre le corps du texte. Et dans Chienne tout est organique et animal : « Mon corps a été maltraité tant de fois, mes os battus, que ma chair a été vidée de son sacré. » Si la littérature ne guérit pas, peut-être la création a-t-elle la capacité de réintroduire du sacré là où il y a eu profanation. Par le travail de l’écriture, la langue elle-même fait corps, elle pare les coups, elle les rend. « Il voudrait. À chaque coup de bassin. Nous savoir saignantes et haletantes. » Même l’instrument qui a trop souvent servi à les battre, elle et sa sœur, est animal : la ceinture est « comme blessée » d’avoir trop frappé. Le corps est aussi le lieu de la honte. Le corps doit porter la faute que le père, dans sa lâcheté suprême, ne peut assumer. La destruction et les sévices sont si familiers qu’ils finissent par soulager ; confondus avec l’existence, ils deviennent preuve d’existence.

Sur cette sorte de confusion, sur l’ambivalence de la honte née de l’humiliation et de la souffrance physique, on repense à La forêt interrompue de Georges-Arthur Goldschmidt (Seuil, 1991). L’écrivain et traducteur raconte à la troisième personne le corps meurtri de l’adolescence pendant l’Occupation, la peur d’être pris par les Allemands – une peur « ramassée en un point au milieu de la cage thoracique, une petite boule compacte » –, les fessées reçues à seize ans de ceux-là mêmes qui le protégeaient de la menace nazie. La punition qui rend coupable et à la fois soulage, comme l’idée de faute, revient chez Marie-Pier Lafontaine, car « pleurer justifie à rebours les coups reçus » ou « les coups à venir ». Dans La forêt interrompue, cependant, l’indifférence des objets offre une sorte de répit. Le corps dominé par la peur, pour s’apaiser, se voit devenir objet : « un plancher seulement le séparait des Allemands, recouvert de foin, il restait immobile, couché à la retombée du toit, sans le moindre mouvement, devenu poutre, il se figurait cubique et sec, parcouru de fibres et de fentes, pris dans cet être-poutre, peu à peu gagné par cette consistance de poutre, par les irrégularités et le râpeux du bois ». La menace qui pèse sur le jeune homme le rend coupable – si on le recherche, c’est qu’il a forcément commis une faute. La douleur là aussi soulage. En concrétisant la menace, elle sauve presque de la peur. Et elle devient, par le corps du texte, matière poétique.

À une journaliste qui lui demandait quel livre elle prendrait avec elle dans un contexte de fin du monde, comme le raconte son éditrice montréalaise dans la postface de l’édition française de Chienne, Marie-Pier Lafontaine a répondu qu’elle emporterait plutôt une hache, outil plus utile à la survie. La littérature n’est pas témoignage. Elle ne guérit pas, elle peut toutefois combattre. Nulle logique de résilience n’est ainsi à l’œuvre dans Chienne. Il s’agit d’opérer un renversement, possible à condition de lucidité, par la force de l’imaginaire et par la présence d’une sœur. La poésie du texte surgit entre autres de ce double : l’amour qui unit la narratrice à sa sœur est l’arme la plus redoutable contre un père ogre et une mère trop molle. Quelque chose de lumineux et de profondément vivant s’en dégage. Le « je » entend les « plaintes sauvages » de son double féminin, de sa sœur subissant les coups : « J’imagine sa bouche grande ouverte. Prête à avaler le toit et les étoiles. » Unies, elles sont capables de tout, et la rage devient force.

Avant d’entrer au catalogue des éditions françaises Le Nouvel Attila, Chienne a d’abord été publié aux éditions canadiennes Héliotrope, en 2019. Après Querelle de Kevin Lambert, c’est le deuxième texte de fiction publié par cette maison québécoise puis par cette maison française ; deuxième aussi à avoir remporté le prix Sade. En raison d’effets de style qui y auraient été difficilement saisissables sans une « adaptation », des changements furent apportés au texte de Kevin Lambert pour sa parution en France, ce qui relança au Québec le débat sur l’authenticité. Affirmer qu’il faudrait rester fidèle à une langue d’origine paraît risqué. Ce serait, d’une part, sous-entendre, comme l’a souligné Kevin Lambert, qu’il existe une « vraie langue » québécoise à ne pas tordre et ce serait, d’autre part, retirer son pouvoir transgressif au texte de fiction.

De la même manière que « la moindre réminiscence est toujours reconstruite » (Chloé Delaume), l’invention littéraire n’a rien d’une chose fixe. Elle est au contraire matière mouvante. Elle est aussi reconstruction, ce qui suppose des trahisons. En raison de la matière sensible et du caractère autofictif de Chienne, on est toutefois reconnaissant au Nouvel Attila de n’avoir rien changé au langage cru, parfois très oral par la force des choses, du texte d’origine. On lui est reconnaissant également d’avoir glissé dans un repli de la jaquette une phrase capitale, comme une clé permettant d’ouvrir encore le sens. En réaffirmant le pouvoir de l’imaginaire, elle éclaire de sa brûlure la naissance d’une œuvre.


En attendant Nadeau a rendu compte de trois livres de Chloé Delaume : Les sorcières de la République, Mes bien chères sœurs, Le cœur synthétique.

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