Comédie offensive

Il n’y a pas de quoi rire : Adelaïde Berthel, « amoureuse neuf fois », se retrouve seule et malheureuse ; et, sur ce que Chloé Delaume appelle « le marché de l’amour », elle sait qu’à quarante-six ans elle a autant de valeur qu’un chômeur du même âge sur le marché de l’emploi. Pourtant, Le cœur synthétique fait rire, beaucoup. Le vingt-septième livre de Chloé Delaume – en seulement vingt ans – ose être une comédie sur la domination des femmes par la contrainte conjugale et la compétition maritale.


Chloé Delaume, Le cœur synthétique. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 208 p., 18 €


Chloé Delaume, Le cœur synthétique

Chloé Delaume (juin 2020) © Jean-Luc Bertini

Adélaïde Berthel, qui vient donc de se séparer d’Élias, et qui possède « plein d’habits et sept bibliothèques », est ce qu’on oserait appeler un vrai personnage : une figure totalement, explicitement artificielle – et dont on aime savoir qu’elle l’est –, gagnant une existence propre, une épaisseur vivante, une singularité attachante, crédible comme peu de héros de romans contemporains parviennent à le devenir, négligés qu’ils sont souvent par leurs créateurs et dépassés, il faut le dire, depuis maintenant plus d’un siècle, par leurs homologues en images.

Le cœur synthétique raconte, à partir de la séparation, une année dans la vie de cette célibataire atteinte « d’épousite aiguë ». Il lui faut retrouver un concubin, vite, avant qu’il ne soit trop tard – le pire étant, pense-t-elle, que ça l’est déjà, trop tard. Son angoisse devant la solitude et l’ennui du célibat (alors même qu’elle a fui l’ennui et la solitude du couple), ce n’est au départ qu’une petite affaire personnelle, un peu ridicule. Elle qui a « deux passions dans la vie : les livres et les chaussures » (elle aime aussi Étienne Daho et New Order) se tient à distance des engagements militants et de toute pensée collective. C’est seulement au cours du roman qu’elle va s’investir dans une petite communauté d’amies, groupe de célibataires esseulées, mélange de cœurs d’artichaut dépressifs et de joyeuses sorcières en quête de sororité.

De son premier chapitre placé sous le signe de Virginia Woolf (« Une chambre à soi ») à son dernier sous celui de Monique Wittig (« Les guérillères »), le roman de Chloé Delaume, un an après Mes bien chères sœurs, son essai sur la solidarité entre femmes à la suite de MeToo, ne dissimule pas son ancrage féministe ; mais il suit d’abord son personnage, en procédant sans surplomb, sans pédagogisme, sans moralisme, en exposant pas à pas ce qui lui arrive, ce qu’elle ressent, en suspendant le jugement, en acceptant ses contradictions, la cohabitation de ses nombreux sentiments : déception des expériences avec les hommes, ambition d’être désirable, honte de cette ambition, refus de « finir produit sur catalogue », urgence à devoir retrouver un compagnon ; conviction et désespoir. La voix narratrice extérieure, avec ses justes écarts vers le discours indirect libre, observe l’enchaînement des événements et des états d’âme à distance. Le roman se veut si libre, et si amusé de sa propre forme, qu’il propose au lecteur la fin qu’il préfère pour son personnage.

On se passera de définir ce type d’humour très particulier, capable autant d’attaquer que d’émouvoir. La satire de Chloé Delaume pilonne les tranquilles incarnations du patriarcat (souvent dissimulées à l’ère de MeToo), mais se tourne elle-même en dérision : Adélaïde Berthel quitte dès que possible sa « chambre à soi » pour le grand appartement de son premier prétendant ; et les « guérillères » sont devenues des vieilles qui se marrent après l’abandon de toute action extérieure. Il faut un grand talent d’écriture, une réflexivité qui se passe de juger, et beaucoup d’autodérision, pour rire de tout, même de ce à quoi l’on croit.

Le cœur synthétique fait rire, aussi, de la chasse aux articles et aux prix, des égocentrismes des auteurs, des stratégies marketing, de la prétention littéraire, c’est-à-dire d’un milieu que l’autrice partage avec son personnage (Adelaïde Berthel est attachée de presse aux éditions David Séchard, « une maison ancienne et plutôt importante ») et qu’elle connaît bien pour publier depuis vingt ans, entre festivals, comités de lecture et résidences. Mais sa description du milieu littéraire n’est pas au centre du livre. Ce choix brouille la référence, il place surtout le personnage dans un environnement de pouvoir (symbolique et culturel), fondé sur le faux-semblant (vendre des produits comme si c’était de la littérature, vendre de la littérature comme un produit). Deux éléments qui en font un décor parfait pour une comédie.

Chloé Delaume reprend un motif au moins aussi ancien que la comédie – le mariage – et joue avec quantité de rires, de multiples sens de l’humour et du comique. Il y a des rires désespérés, jaunes – voir la description des fêtes, les détails toujours drôles ou émouvants, et qui souvent n’ont peur de rien (le chat décédé s’appelait Xanax ; le nouveau, Perdition). Des rires virtuoses d’observation et d’outrance, leur climax étant sans doute le récit de la relation avec Martin, un documentariste dont Adélaïde Berthel tombe amoureuse. En plus des situations, le comique se loge surtout, chez Chloé Delaume, dans la phrase elle-même, ses inventions, ses effets de pastiche, de chute. Pour ceux qui pensent que les femmes qui ne rient pas à leurs blagues manquent d’humour…

À force, Le cœur synthétique repère, reproduit et conteste, et c’est sa plus grande réussite, les discours contemporains tenus aux femmes, pour les femmes, sur leur place, leur désir. Il fait advenir un certain trouble quand, par son jeu de points de vue, il aborde les blessures intimes sous le rapport du collectif, incarné par la voix de narration, et la conscience des problèmes collectifs à partir de l’expérience du personnage, désarmante de tristesse et de drôlerie. En cela, sous les dehors comme toujours inoffensifs de la comédie, il interroge ce que peut faire la littérature dans son temps. L’histoire de la littérature nous raconte des histoires d’hommes qui séduisent des femmes et avancent dans la vie : comment les hommes ont eu besoin des femmes pour entrer dans le monde social, s’y maintenir, y prospérer. Voici un roman qui nous raconte comment une femme, exclue du monde quand elle ne séduit plus, découvre qu’elle a le choix de créer le sien.

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