Après La rivière, roman remarqué en 2017, l’écrivaine allemande Esther Kinsky, toujours traduite avec élégance par Olivier Le Lay, confirme avec Le bosquet sa manière inédite d’observer les choses, de débusquer ce qu’un regard trop pressé ne sait plus voir. Elle visite une Italie à l’écart des sentiers battus, avec ses paysages souvent modestes, mais jamais anodins.
Esther Kinsky, Le bosquet. Trad. de l’allemand par Olivier Le Lay. Grasset, 384 p., 24 €
L’espace et le temps se rejoignent dès que la sensation immédiate fait affleurer le souvenir et que le passé revient librement, toujours aussi vif : alors, le monde des morts et celui des vivants se côtoient et se mélangent dans ce roman placé sous le signe du deuil. Dès la première page, Esther Kinsky évoque un rite particulier aux églises roumaines, où l’on réserve deux emplacements distincts pour les cierges selon qu’ils sont destinés aux vivants ou aux morts. Cette ouverture donne le ton, c’est bien de séparation qu’il sera question, du deuil dans lequel la narratrice vient d’être plongée par la perte d’un compagnon simplement désigné par la lettre M. : perte qui ravive la douleur liée à la mort du père, survenue quelques années auparavant.
La disparition de l’autre – des deux autres – oblige celle qui reste à s’accommoder de son veuvage, à voir ou revoir seule ce qu’on voyait à deux : impossible désormais de partager, mais il reste la mémoire, le souvenir, la trace laissée par celui qui n’est plus. « Un être en deuil voit le monde autrement, il le lit autrement », disait en 2018 Esther Kinsky dans une interview à la radio allemande (avec Andrea Gerk, Deutschlandfunk, 13 février 2018). Le lecteur ressent cela d’autant mieux que chacun éprouve un jour ou l’autre cette tristesse du survivant qui inspira tant d’artistes et de poètes, sur le mode de la plainte ou de l’élégie. Mais rien de tel ici, il est entraîné dès le début sur des chemins narratifs différents, inattendus, où le lamento résonne d’une voix nouvelle.
Le bosquet se veut « roman de terrain » : la topographie est en effet essentielle pour une autrice qui choisit délibérément la surface et les espaces ouverts, préférant à la contemplation de paysages ou de sites grandioses (qui ne manquent pourtant pas en Italie) ce que son œil peut découvrir au plus près des choses. Comme c’était déjà le cas dans La rivière, ses lieux de prédilection sont des rues écartées dont les murs forment un décor cachant tous les possibles – pourquoi pas le retour en force de la vie sauvage. La narratrice parcourt aussi, carte en main parfois, des espaces situés aux marges des villes, là où subsiste, loin des panoramas de cartes postales, une part de nature que son apparente banalité protège encore, là où la fine croûte terrestre se fissure et permet les affleurements de strates antérieures, libérant autant de passé.
Attentive et minutieuse comme une géomètre ou une archéologue scrutant le sol, tous sens aiguisés comme un animal, Esther Kinsky, à peine cachée derrière sa narratrice, décèle et ressent de manière instinctive la part de vie en deçà des choses qui échappe aux autres mais qui, littéralement, s’inscrit en elle, comme elle l’exprime en évoquant une promenade le long d’un corso d’Olevano : « Les pavés inégaux semblaient vouloir laisser leur empreinte dans la plante de mes pieds, comme une écriture dont la saisie se ferait par le toucher ». Elle prend parfois des photos, ramasse quelque menu vestige où pourra s’ancrer le souvenir, comme pour mieux conserver une image éphémère destinée à se superposer à d’autres qui émergeront du passé, ou d’un futur non encore advenu.
Ce rapport de l’écrivaine au « terrain » est tout sauf passif. Il lui faut d’abord trouver « un lieu sur lequel je pouvais poser des mots ». Ensuite, comme elle le dit dans l’interview déjà mentionnée, il reste à attendre (ou à provoquer) le moment où s’instaure une adéquation parfaite entre l’observatrice et la chose observée : alors seulement le texte peut jaillir et l’autrice entrer en scène. Elle préfère reproduire ou dépeindre (« abbilden ») plutôt que décrire (« beschreiben »), elle donne à voir plus qu’elle ne raconte et l’image prend le pas sur l’inventaire. Une image déjà passée pourtant dès qu’on l’a vue, et qui entre en confrontation avec d’autres, reliées au même lieu, pour en dégager des fragments d’un temps toujours vivace en dépit de la chronologie : est-ce cela le souvenir ? Esther Kinsky le dit dès le début, la mort n’est pas encore l’absence, et celle-ci est « impensable aussi longtemps que subsiste une présence ». Revoir des lieux où l’on était jadis avec celui qui n’est plus, en visiter d’autres qu’on devait voir avec lui et que ses yeux ne verront jamais, c’est d’abord le moyen de lutter contre l’oubli, de sauvegarder par-delà le deuil cette présence engagée dans une lutte peut-être perdue d’avance contre l’absence.
C’est dans cet état d’esprit qu’elle entreprend son voyage en Italie, qui n’a évidemment rien à voir avec la traditionnelle attirance des Allemands pour le pôle latin et lumineux de la civilisation… Le voyage qu’elle devait faire avec M. commence à Olevano, près de Rome, où elle avait déjà séjourné, et se termine à Comacchio, non loin de Ferrare, dans le delta du Pô. La partie centrale se passe à Chiavenna, en Lombardie, où la narratrice retrouve les lieux que lui avait fait connaître son père. Des tombes étrusques, des cimetières surgissent parfois au cours de ses déambulations, fournissant des points d’appui tangibles à ses pensées vagabondes sur la mort et la vie. Il arrive aussi que le jeu des images et du souvenir l’entraîne malgré elle loin de là dans l’espace et dans le temps : jusqu’au Rhin de son enfance, jusqu’à Londres où l’atteignit la funeste nouvelle de la mort de son père : « Les annonces de décès sont des ciseaux ou des couteaux affûtés qui sectionnent la pellicule du monde ». Mais est-il possible de reconstituer le film ?
Ce sont donc trois étapes, ou plutôt trois stations, qui donnent au roman sa structure, sur le modèle du triptyque religieux, abondamment représenté dans la peinture italienne dont le père de la narratrice était si friand. Plus particulièrement de Fra Angelico, à qui la référence est explicite : ultime éclairage sur son roman, Esther Kinsky consacre ses dernières pages au tableau représentant la messe des morts célébrée pour saint François d’Assise, une prédelle peinte sur trois panneaux destinés jadis au socle d’un retable. On est tenté d’entendre un écho au roman dans cette observation faite sur l’œuvre : « Les lieux des morts s’intègrent aux lieux des vivants »… Juxtaposant des images de vie et de mort, cette lamentatio suscite l’effroi, mais voudrait suggérer l’espérance. La petite touche de bleu, frêle lueur d’espoir sur laquelle la narratrice s’attarde, devrait donner quelque confiance, et pourtant le précieux lapis-lazuli dont elle est extraite « échoue à consoler ceux qui restent ».
Dès l’exergue – une citation empruntée à Wittgenstein –, les arbres, aussi propices à la rêverie que l’était l’eau dans le roman La rivière, prennent la place discrète, mais essentielle, qu’annonçait le titre. Des arbres qui ont quelque chose à nous transmettre, pour peu qu’on sache les regarder et déchiffrer leur langage secret dans la manière même dont ils sont disposés. Voir les arbres d’un œil de peintre, en somme. Mais pour désigner ces groupes d’arbres, le titre choisi par Esther Kinsky en allemand, Hain, en dit un peu plus que le français bosquet, puisqu’il désignait aussi aux temps anciens un bois sacré, un sanctuaire, un possible refuge. L’Italie du roman ne joue-t-elle pas ce rôle auprès d’une femme encore abasourdie, embarrassée de douleur et de solitude ? C’est cette terre où palpitent d’anciennes civilisations, grosse de ses souvenirs personnels et riche de découvertes encore à faire, qui lui permet, en suivant une géographie sinueuse, de remonter ou descendre le temps et d’éviter que la disparition se transforme en absence.