Le Rhin, père-nature

Esther Kinsky s’est fait connaître en Allemagne comme traductrice de l’anglais, du russe et du polonais, mais aussi comme poète et romancière. Rhénane de naissance, elle partage aujourd’hui sa vie entre Berlin et la Hongrie. Mais, auparavant, après avoir beaucoup voyagé, elle a passé plusieurs années à Londres. La rivière, son troisième roman (le premier traduit en français) est le fruit de ce séjour dans la capitale britannique. Il lui a valu d’être la lauréate allemande du prix franco-allemand Franz Hessel 2014.


Esther Kinsky, La rivière. Trad. de l’allemand par Olivier Le Lay. Gallimard, 397 p., 24,50 €


Le livre d’Esther Kinsky se compose de trente-sept petits chapitres, autant de promenades dans le quartier de Stamford Hill, au nord-est de Londres, où l’auteure s’est établie pour quelques mois avant de quitter l’Angleterre. Ses pas l’entraînent le plus souvent vers la Lea, affluent de la Tamise, en bordure de Springfield Park : s’ouvre alors devant elle une véritable zone frontalière qui sépare la ville de sa banlieue ; des friches industrielles, des chantiers, comme il sied à une cité qui se rénove et se prépare à accueillir les jeux Olympiques de 2012. Des terrains vagues, des alluvions charriées par la rivière, des lais où s’entremêlent dépouilles d’animaux et vestiges de l’activité humaine, des sols retournés, des terres marécageuses où règnent en maîtres des cygnes oubliés, gardiens de ces confins entre la vie sauvage qui s’efforce de subsister et la civilisation qui avance inexorablement. Des paysages de bordures, de lisières, où le passé souvent fait craquer la surface rassurante du présent : on songe parfois à cet autre infatigable marcheur qu’est Peter Handke.

Mais qui tient la plume dans ce « récit », qu’en d’autres endroits on appelle « roman » ? De la romancière même, il ne dit pas grand-chose, à peine est-il question d’un enfant, d’un métier, de valises et de cartons entreposés dans l’attente du départ. Les éléments autobiographiques sont présents, indiscutables, mais métamorphosés dans une œuvre littéraire où la narratrice qui mène le jeu (et le JE) peut être considérée comme un avatar de l’auteure, au sens que la religion hindoue attribue à ce terme. Ses déambulations, bien qu’elles préservent la part de l’aventure et misent sur le hasard des rencontres, sont soigneusement sous contrôle et se font même carte en main. Dans cet ultime adieu à la ville qu’elle va bientôt quitter, son intention ne se limite pas à mémoriser des paysages, elle veut en extraire ce que l’œil à lui seul ne voit pas. Parfois, elle utilise sur place un vieil appareil polaroid, parfois elle rapporte de ses expéditions quelques menus objets qu’elle photographie ensuite chez elle sous divers angles et sous différentes lumières, mais c’est toujours pour approfondir sa relation aux choses, dialoguer avec elles, atteindre une réalité autre que ce qu’on perçoit de prime abord. Un travail de peintre en somme, qui sait les apparences aussi trompeuses que les lois de la perspective communément admises, et tente de démultiplier son regard.

L’image regardée ou photographiée sert aussi de médiateur, de révélateur d’événements déjà vécus qui sont toujours là, tapis au fond de soi, et qui reviennent par analogie : « Entre les terres désertes de la rive est et les usines et lotissements qui foisonnaient sur l’autre rive, j’ai retrouvé des morceaux de mon enfance ».  Mais parce que la narratrice sait que tout est éphémère, que la vie est mouvement, sans fin, elle sait aussi qu’un cliché instantané ne retient rien, suivant en cela les leçons d’un père qui lui a tant appris et dont le souvenir resurgit souvent au gré de ses pérégrinations, un père grand voyageur qui avait, justement, eu avant elle « une vie remplie d’images, au point de le faire renoncer à la photographie ». Elle se garde de conserver longtemps les objets glanés çà et là ou acquis chez un brocanteur, redoutant qu’une quelconque relique gardée par devers soi ne fasse entrer chez elle, s’insinuant dans sa propre vacuité, la trace d’une existence qui ne serait pas la sienne : « je craignais de laisser ainsi entrer chez moi un bien encombrant destin ».

Esther Kinsky, La rivière

Stamford Hill © Daniel Lobo

C’est bien d’un double mouvement qu’il s’agit : elle va vers les choses autant que les choses vont vers elle, entrent en elle avec toute leur histoire. Tous les sens sont à l’affût, la vue bien sûr, mais aussi l’ouïe, l’odorat, le toucher, dans une moindre mesure le goût. Prendre en main une carte géographique du Canada suffit, par exemple, à faire vibrer le paysage sous ses doigts, à palper « le bleu serein et lumineux de l’estuaire glacé, les innombrables petits renflements des îles, en blanc et vert pâle sur le fleuve ». C’est le corps entier qui se mobilise pour réaliser cette formidable osmose entre celle qui regarde et le monde : « J’ai remarqué lors de ces parcours que la ville, au gré de ces perpétuels et inévitables frottements, pénétrait en moi, tandis qu’en retour je me confondais avec elle de tout mon être, une couche d’épiderme après l’autre [1] ».

Comment restituer sur le papier cette profusion de sensations, cette abondance de vie tapie dans le moindre détail ? Il faut inventer une langue, un style particulier pour offrir au lecteur ce qui ne saurait être ni journal, ni catalogue, ni album de souvenirs. C’est ce qu’a fait Esther Kinsky, et c’est la beauté inédite de sa prose qui a touché le public allemand, la précision acérée de son écriture, sa poésie surtout. Par touches successives, un paysage irrigué de souvenirs se déploie devant nous, un espace en suggérant un autre, et le temps prend un autre cours. Grâces soient rendues au traducteur, Olivier Le Lay, qui permet aujourd’hui de faire résonner dans la tonalité du français cette musique venue d’outre-Rhin ! Par exemple : « Entre le bosquet de saules et le remblai de chemin de fer s’ouvrait une percée, un territoire rétif à toute exploitation, une zone vierge et vulnérable de la ville où s’engouffrait quelque chose qui minait l’implacable dureté de tous les ordres établis. Sous un ciel bien plus vaste qu’il n’est nécessaire quand on mène une existence réglée, ce terrain était placé sous la garde du bosquet de saules, qui m’apparut soudain, à la rare faveur d’une lumière tranchante, sous les nuages d’automne colorés qui se hâtaient vers l’est, comme l’image même, resurgie de l’enfance, d’une frontière – un frêle petit bois qui sans y paraître séparait deux mondes ; et vous saviez qu’un seul d’entre eux vous serait échu. »

Des bribes de vie de la narratrice affleurent inopinément au cours de ses explorations, dans son quartier populaire où elle côtoie de pittoresques voisins venus d’ailleurs, et surtout lorsqu’elle explore méthodiquement les berges de la rivière Lea, pour atteindre enfin la Tamise à la fin du récit. « Le mot fleuve suffisait à convoquer en moi des panoramas, des vues et des perspectives de l’enfance – autant de cartes postales que m’écrivait le souvenir ». Le fleuve, cœur du récit, métaphore du temps, est l’aboutissement de tout, comme l’indique l’exergue en anglais : « The ultimate condition of everything is river ». Il coule jusqu’à la mer, grande matrice universelle. Mais l’eau contient aussi tant de choses qu’on peut regarder et fouiller, archéologue de son propre passé ! Un fleuve en appelle un autre, un seul peut fort bien les représenter tous, et l’image de la Lea suggère d’autres cours d’eau connus jadis, le Hooghly à Calcutta, « fleuve infusé de mort », le Saint-Laurent, et le Rhin bien sûr, le Vater Rhein allemand, toujours lié au souvenir de l’enfance et du père. Comment s’en étonner venant de la part de cette autre fille du Rhin qu’est Esther Kinsky ? Il est vrai que l’or qui apparaît dans le récit est beaucoup moins noble que le trésor englouti de la vieille légende germano-wagnérienne : il provient de dents humaines, et cette origine glauque suffit à ressusciter le souvenir d’heures bien sombres de l’humanité.

Ainsi s’établit un jeu de correspondances, mêlant (et abolissant) l’espace comme le temps. Les briques de l’architecture londonienne peuvent alors voisiner avec celles de Calcutta, d’autant plus fascinantes les unes et les autres qu’elles doivent leurs couleurs aux limons avec lesquels elles sont fabriquées, que la matière dont elles sont faites recèle le passé de leurs pays respectifs, brandi aux regards de qui sait le voir.

Esther Kinsky, La rivière

« Brume sur le Rhin », par Victor Hugo (1850)

Le quartier de Londres dans lequel Esther Kinsky s’est provisoirement établie – on ne saurait dire installée – avant son départ est chargé de l’histoire des hommes qui y ont vécu et travaillé. En pleine mutation, il abrite une population pauvre ou modeste, appelée à laisser la place à de plus riches en raison des projets d’urbanisme communs à toutes les villes en extension. Réfugiés, exilés, migrants, autant d’apports extérieurs venus de différentes zones de guerre ou de misère, y côtoient une population importante de Juifs hassidiques, de sorte que le quartier est comme un microcosme où s’agglomère une population bigarrée, déposée là comme les alluvions de cet autre fleuve qu’est l’histoire des hommes. Des strates où l’on peut lire d’autres temps, d’autres lieux, qui se perpétuent parfois dans des rassemblements ou des fêtes rituelles, la fête juive des Cabanes par exemple, à laquelle la narratrice prête un sens particulier : « J’avais un faible pour cette fête qui célébrait le provisoire et illustrait la précarité de nos abris. C’était tout le contraire du déracinement ».

De ce monde disparate, mais bien vivant, émergent des personnages hauts en couleur, qui ont souvent un caractère allégorique, voire mythique, et ne se résument pas à ce qu’ils paraissent être. Un brocanteur croate qui récupère les vieilleries et soutient ses compatriotes démunis, un acrobate allemand trop âgé, une jeune femme semblant tout droit sortie d’une pièce de Tchékhov… Et surtout, « le Roi », dont la majesté dérisoire encadre et oriente le récit puisqu’il apparaît trois fois, au début, au milieu et à la fin. On ne sait exactement d’où il vient ni où il habite, il surgit à la tombée du soir dans un « demi-jour turquoise », toujours à ce même endroit précis qui marque « la couture qui séparait la ville d’un paysage offert à toutes les sauvageries ». Un demi-fou peut-être, ou un nouveau roi des mendiants dont les nobles atours tombent en guenilles, déchu comme le fut son lointain cousin Lear ? Cet être étrange en impose par sa noblesse, au-delà du ridicule. Quand il écarte les bras, et que les oiseaux sur lesquels il semble régner se posent sur lui, le voilà Christ et Prométhée à la fois, maître de l’envol – quitte à s’écraser ensuite, comme le veut l’humaine condition.

Il n’est pas anodin que le livre soit dédié « à l’enfant aveugle ». La photo d’une petite fille aux yeux clos figure en bonne place, avant même le début du récit (le lecteur ne saura qu’à la fin d’où provient cette photo). Mais une autre fillette aussi paraît dès les premières pages, rencontrée le long de West End Lane, et dont la narratrice nous dit qu’« elle qui posait sur le monde des yeux myopes et apeurés, fendait la foule avec une telle détermination que les passants sur les trottoirs s’écartaient devant cette frêle apparition ». Par deux fois donc, comme en un mystérieux rappel, la narratrice est confrontée à des images qui ne peuvent que la renvoyer à sa propre enfance. Et ce sont justement deux fillettes qui ne regardent pas le monde. Faut-il donc n’avoir point d’œil pour mieux le voir ? La prose poétique d’Esther Kinsky nous invite en tout cas à le regarder autrement. Il faut se laisser guider par elle dans cette longue promenade au bord de la rivière, cette très belle variation sur la vie et le souvenir.


  1. Esther Kinsky aurait-elle pu être influencée, comme le pensent certains critiques, par la traduction qu’elle venait de publier, sous le titre Lob der Wildnis, de textes de Henry David Thoreau, ce précurseur de ce que les Américains appellent « nature writing » ?

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