Relire l’occitan, traduire le gascon

Les curiosa du XVIIIe siècle étaient libertines, de polémiques politiques en traités jansénistes qui ne le cédaient en rien aux écrits des pornographes. Produit juste après l’expulsion des jésuites, Les Macariennes, texte en occitan gascon, envoie ses messages dans un genre plus carnavalesque que poissard. La scène appartient aux « gens de peu », aurait dit Pierre Sansot : les femmes « de la Halle », qui depuis Saint-Macaire vont en bateau vendre à Bordeaux leur marchandise, avant que leurs maris, les matelots, ne répondent. Cette infra littérature révèle la vivacité des pochades savantes dont on n’a pas fini de considérer la valeur linguistique et pamphlétaire quand la langue se dévoile en se cachant.


Les Macariennes. Poème en vers gascons. Trad. de l’occitan gascon par Bernard Manciet. Texte établi et présenté par Guy Latry. Éditions de l’Entre-deux-Mers, 72 p., 15 €


Les Macariennes, le texte gascon ici présenté pour la première fois avec une traduction se situe en un moment qui va vers la contestation de toute autorité. La petite édition de valorisation du patrimoine de la Réole et du Réolais implique Saint-Macaire, la bourgade suivante, en aval sur la Garonne, le pays de ces recardeyres qui vont vendre ce qu’elles peuvent à Bordeaux. On les fait avocates de leur petit collège qui faisait vivre les jésuites autant que la bourgade. Cette apologie en forme de bon persiflage par les femmes qui s’entichent de leurs belles cérémonies et du molinisme en 850 vers entraîne la réponse des hommes, plus brève, en 618 vers nécessairement plus rustres. Ils plaident l’ordre, car le charbonnier veut être maître chez lui. Il n’en fallut pas plus en 1980 à Emmanuel Le Roy Ladurie pour tirer de l’abbé Fabre et de son Joan-l’an-pres parfaitement contemporain (1756, revu en 1765) un livre d’historien, L’argent, l’amour et la mort en pays d’oc.

Ces Macariennes ne sont pas moins alertes, malgré le fourbi de thèmes connus et d’allusions diverses à l’actualité politique, en tête de quoi reviennent les divers scandales liés aux jésuites. On est bien en présence d’un texte annoncé comme macaronique « à Nankin, chez Macarony, à l’enseigne de la Vérité ». Il reste que cette versification alerte en bon gascon girondin recourt au français et à de multiples gallicismes (linguistiques en sus d’un certain gallicanisme politique non moins évident) quand le gascon ne convient plus. Or, cet obscur abbé Girardeau, donné pour auteur seulement dans l’édition de Reinhold Dezeimeris sous le Second Empire, reste un inconnu dans son parcours comme dans les secrets de son talent littéraire, pourtant réel. On douterait même de son existence s’il n’avait sollicité l’évêque de Bordeaux pour une cure qu’il convoitait. La tradition baroque bouffonne, l’esprit de la pointe et l’esprit de dérision rehaussé par la verdeur d’un laconisme travaillé, en font un vrai texte de tradition gasconne et de charme.

Les Macariennes. Poème en vers gascons

Vue d’une partie du port et des quais de Bordeaux dits des Chartrons et de Bacalan, de Pierre Lacour (vers 1806)

Quant à la polémique, elle se situe dans un moment précis où l’obédience au roi passe par le gallicanisme de l’Église de France et où le désir de paix sociale dans un pays secoué par la guerre de Sept Ans renvoie à un respect très relatif des parlements ; repenser les élites et le peuple passe par la paix des ménages au village, marginalement on épingle la charge fiscale que représentent les ordres religieux. Notre auteur est peut-être plus gagné par le richérisme – qui veut défendre l’autonomie des communautés politiques et religieuses – que par le gallicanisme, tant sa déférence à l’égard des autorités est relativisable.

Le parti pris de l’édition a été de donner la traduction jusque-là inédite du vrai poète gascon contemporain Bernard Manciet (1923-2005). L’affaire a ses avantages, l’ambition du traducteur de donner, en vers français, des décasyllabes à partir d’un texte d’oc en octosyllabes, car l’occitan est plus ramassé, mais cette plume française s’est endimanchée et la logique pamphlétaire des Macariennes s’en perd un peu. Outre de vraies ellipses sur ce qui fait le charme primesautier de ces propos, la part du diable s’est nichée dans le traducteur, lui-même proche des jésuites. On y perd la formule gasconne des Juistes qui oscille ouvertement entre le juste et le juriste, un élément du sous-texte non négligeable, et ces femmes partent « en chœur », et non plus en bateau comme des gourgandines : la saveur du peuple de la Garonne s’en trouve estompée.

On a donc envie de relire l’occitan – même si ce n’est pas sa langue vernaculaire –  car, même en francisant l’accent, de superbes petits distiques émaillent la litanie des mérites et rappels à l’ordre dans ce qui reste très choralement la pensée du commun chez les femmes entichées d’apparences autant que de facilités humaines, sociales et mondaines le temps de la fête religieuse. Face à elles, en écho, le chœur des hommes, lesquels sont anthropologiquement réfractaires aux prétendues nouveautés et politiquement résilients, ne laisse la parole à nos revendeuses que le temps du spectacle verbal. Or ce dernier se déduit de sa limite, à voir les mots du français qui le traversent, à l’inverse de ce que préconisait Montaigne, qui engageait le gascon quand le français « n’y allait pas » selon les considérations de l’occitaniste Robert Lafont, en 1968. Ici, les clés du discours restent hors du champ des recardeyres.

Il reste que le texte, dans sa double configuration, est un témoignage propre à faire penser le socle d’où partent les Lumières ; et il ne gratifiera pas seulement les spécialistes de la période tant est vif ce qui s’y dit dans le goût de la langue (diraient les lacaniens).

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