Les exilés au village

Trois exilés se découvrent dans un village en Dordogne à l’occasion de l’inauguration d’un musée de la préhistoire. Telle est l’accroche de ce gros roman où alternent des récits de vie et la confrontation entre des mondes qui ne communiquent pas. Roman des exils avec révoltes, espoirs, mélancolies et incompréhensions, roman des identités perdues, avec leurs mensonges et leurs secrets, Débutants de Catherine Blondeau scrute des vies début de siècle.


Catherine Blondeau, Débutants. Mémoire d’encrier, 556 p., 25 €


Nous sommes dans les années 2000. Nelson, un professeur venu de Johannesburg, connu pour ses travaux sur l’art rupestre, sur lequel il a publié un ouvrage de référence, doit prononcer la conférence inaugurale du colloque universitaire qui accompagne la cérémonie. Son discours développe une analyse postcoloniale des gravures et peintures visibles dans les célèbres grottes du village. Il se conclut sur deux demandes aux responsables du musée : que l’on modifie la légende de la statue censée représenter l’homme de Néandertal, et que l’on rectifie la couleur de peau des hommes préhistoriques dans les illustrations explicatives à l’entrée de la grotte (« Sapiens est sorti d’Afrique, tout le monde sait ça ! »). Le public est surpris, certains choqués. S’ensuit un débat houleux, avec des réponses cinglantes de Nelson qui finit par dénoncer « l’aveuglement des Européens incapables de voir les faits », obsédés par leur racisme colonial. C’est un affront !

L’incident enclenche deux évolutions parallèles qui cheminent dans le roman de Catherine Blondeau : en surface, celle des amitiés entre exilés, et, dans les tréfonds, celle des ressentiments des gens du village. On feint d’oublier ces propos choquants, car on sait vivre. Mais les petites observations de l’auteure sur le comportement de certaines personnes suggèrent que, pour beaucoup, cet Africain d’origine zouloue est inquiétant, hostile. Qu’a-t-il à donner des leçons aux universitaires et aux élus de Dordogne ? Plus généralement, on s’interroge sur les mœurs des étrangers trop nombreux dans le village. Très vite, cela va tourner mal. La force du roman de Catherine Blondeau tient à sa manière d’intégrer dans cette banale affaire locale de longs récits de vie, des confessions, des angoisses, des autoportraits des exilés, qui en font de vrais personnages au moment où l’incident devient fait divers.

Catherine Blondeau, Débutants

Peter, un traducteur britannique, raconte à Nelson ce que furent les émeutes de Brixton qu’il a connues dans le sud de Londres, durant les années 1980. Il habitait là, jeune homosexuel blanc au milieu de violences sociales et raciales inouïes. Il le supportait si bien qu’il pouvait partager un amour fou avec Marcus, le beau DJ d’une boite de nuit du quartier. Réfugié dans un studio en entresol, il traduisait Marguerite Duras au son des émeutes, en écoutant Thelonious Monk, Charlie Mingus ou Glenn Gould sur sa chaîne dernier cri (ce qui nous vaut un tableau palpitant du Londres underground des années 1980). Et puis vint le sida et la mort de Marcus. La fin d’un monde et d’un siècle : Marcus mourut « comme par hasard le jour où le mur de Berlin tombait. Peter n’aima pas ça. Il allait falloir partager cette date avec des milliers de gens ». Désespéré, il a vendu « son entresol londonien » et acheté une ruine en Dordogne qu’il a retapée entièrement. Que fait-il là ? Il ne le sait pas, il « cherche sa vérité », confie-t-il d’emblée à Nelson.

Lequel Nelson a connu un parcours inverse. Il a vécu les soulèvements de Soweto, le township près de Johannesburg, mais dans le ventre de sa mère qui avait à peine vingt ans, enceinte d’un cadre de la branche militaire de l’ANC, parti dans la clandestinité. Ils ont été exfiltrés et installés en France sept ans plus tard. « J’ai eu une enfance militante », aime-t-il à dire. Mais qu’était devenu son père ? Disparu ou mort en héros, lui disait sa mère. Il a compris que c’était plus compliqué lorsqu’il est rentré seul au pays, âgé de dix-neuf ans, après la victoire contre l’apartheid. Ce fut une surprise. Il n’admit pas que la naissance d’une nouvelle Afrique du Sud fût si complexe, si brutale. Que son camp ne fût pas si pur. Que sa famille lui mentît. Il ne retrouvait pas le Soweto fraternel fantasmé dans son enfance, il y était un étranger, il se sentait rejeté. Nelson a tenté de soigner son malaise par l’étude, en devenant professeur.

À l’auberge, il fascine Magda, une belle et libre Polonaise, qui « rit tout le temps », qui lui dit lorsqu’il disserte sur l’amour : « Mais moi, je ne veux pas qu’on me mette en cage, et l’amour, ça finit toujours comme ça. » Son auberge et sa table sont réputées. Elle affiche une indépendance presque arrogante (du moins pour certains), une « espèce d’impudeur joyeuse ». On apprend son histoire par une confession à plusieurs voix. Elle est née et a grandi dans une ville minière de Silésie, où vivait une sorte de colonie française – en fait des familles polonaises rapatriées du nord de la France après la Seconde Guerre mondiale –, ses parents l’ont abandonnée très jeune, chez sa grand-mère, pour vivre leur vie à l’étranger, et c’est en se révoltant contre cet abandon qu’elle a tourné le dos à sa famille. Insoumise, elle s’est faite punk, a pris la route, s’est retrouvée au festival de Jarocin. Belle évocation de ce qui fut le Woodstock polonais en 1980 ! Elle y passe des nuits et des jours à danser et fumer. C’est l’été des grèves à Gdansk d’où est né Solidarnosc. Plus tard, après bien des échecs amoureux, devenue mère d’un petit garçon qu’elle ne parvient pas à élever, elle finit par réaliser son rêve en s’installant en France, en ouvrant cette auberge au cœur du Périgord.

Catherine Blondeau enlace ces récits et quelques autres en une architecture non chronologique de souvenirs et d’imaginations. Elle tient ses lecteurs par une écriture alerte, sans excès ni emphase. Nourrie d’une connaissance intime des pays évoqués, elle transmet les tourments de ses exilés, leurs problèmes d’identité, d’héritage familial, de mensonge parental, de bonheur impossible, de peur de l’enfantement. L’exilé n’est jamais chez lui. Ce qui ramène inexorablement et toujours au village, à l’incarnation du présent et de la dure réalité. C’est là que se noue le drame qui fait basculer le roman. Tout s’entrechoque. Un matin suffit. Rejet de l’étranger. Racisme. Violence. Insulte. Au point que le récit adopte momentanément l’allure d’un roman policier, d’ailleurs cousu de fil blanc (très blanc en l’occurrence !), exposant l’envers cruel du merveilleux refuge. Fini, l’illusion de ces exilés qui cherchent à guérir leurs souffrances du monde, de ses hypocrisies : « J’étais si heureuse, confie Magda à la fin du livre de Catherine Blondeau. Je me levais le matin et j’étais heureuse. Je regardais par la fenêtre et j’étais heureuse. Je préparais les chambres, j’accueillais les clients, je peignais les volets et j’étais heureuse, je binais les rangs de fraises et j’étais heureuse. » Mais est-on libre de son bonheur ?

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