Un gai désespoir

Elle a écrit des romans, des pièces de théâtre, a tourné des films avec rien, sinon des souvenirs d’images et des paroles, elle est intervenue dans le débat public, s’est soudain muée en pythie, parlant de faits-divers, a dialogué avec Platini sur le football : de 1962 à 1991, Marguerite Duras a donné des interviews à la radio, à la télévision, dans les journaux et magazines. Les voici rassemblés dans Le Dernier des métiers.


Marguerite Duras, Le Dernier des métiers, Le Seuil, 440 p., 22 €


Dans le recueil qui vient de paraître au Seuil, on ne lira rien sur la fameuse affaire Grégory ou sur le footballeur. Marguerite Duras répond à des questions sur la littérature, le geste d’écrire, le cinéma, la politique. Elle répond volontiers non sans demander à un journaliste de casser « une certaine habitude d’interrogation un peu faite, un peu mécanique. » On est cependant frappé par la variété des interlocuteurs, de Michel Drucker qui l’interroge en 85 sur « les 7 chocs de l’an 2000 », à Colette Fellous, Marianne Alphant ou Claire Devarrieux, beaucoup plus proches d’elle, et surtout capables d’un certain type de silences, en passant par Jacques Chancel ou José Artur. Cette diversité en dit long sur l’auteur de La Musica et de L’Amant, pour prendre deux œuvres à l’audience très différente, sur la célébrité qui a été assez tôt la sienne, sur sa simplicité autant que sur sa dimension « clandestine » ou sauvage, pour reprendre un adjectif qu’elle aime.

Marguerite Duras est celle qui aime chanter du Hervé Vilard, qui cuisine pour ses amis et constitue des listes de courses dont on trouve trace dans La Vie matérielle ; elle est aussi celle qui tourne L’Homme atlantique, film de trente minutes, avec un texte qu’elle dit sur une pellicule vierge. Elle est l’être des contrastes et des contradictions, des ruptures violentes (avec Jérôme Lindon par exemple) mais aussi des fidélités ou des convictions tenaces. Ainsi, et pour commencer son rejet du Nouveau Roman, dont Moderato Cantabile serait l’une des premières manifestations : une « blague », résume-t-elle. Elle voit dans ce courant de la « scolarité littéraire ». Philippe Sollers a suivi cette école, elle apprécie peu l’auteur de Paradis, et de 1963 à 1985, elle ne varie pas. En revanche, elle tient en très haute estime Blanchot (avec qui elle est liée d’amitié), tout comme Bataille. Fidélité à des amis, écrivains ou pas, à un petit groupe de fidèles, acteurs ou autres, goût de certaines habitudes. La campagne, Neauphle-le-Château, est son lieu. Elle en a parlé dans des entretiens avec Michèle Porte, elle y a filmé Nathalie Granger avec Jeanne Moreau, elle s’y réfugie pour écrire, isolée. Elle a besoin de se tenir à l’écart, et ce longtemps, souvent. « Écrire, c’est aller dans ce périmètre où l’on n’est plus personne ». On prendra ce propos dans un double sens : on n’est plus l’être social ordinaire ; on n’est plus dans les lieux matériels qui nous étaient assignés.

Duras éprouve le besoin de rester en « état de sauvagerie ». Elle tient cela de l’origine, du besoin de secret, né dans l’enfance, auprès de cette mère à la fois toute puissante et démunie qui survit dans sa concession en Indochine. Elle n’a rien dit de l’amant chinois, alors, elle a choisi une forme d’exil, d’abord intérieur puis réel, avec le départ pour la France et la découverte d’un autre monde. Avec Duras, toutes les perspectives sont chamboulées, les repères bouleversés : « Quand la forêt équatoriale est face à votre chambre d’enfant, on lit différemment Baudelaire à vingt ans. »

Et on imagine ce qu’a pu être sa lecture des uns et des autres, la conception qu’elle se forge de l’écriture. Au début, il y a Proust dont elle parle comme de l’écrivain qu’on pourrait lire et relire sans cesse, par qui on est « contaminé » « illuminé ». C’est en 1963. Et dans un très bel entretien de 1984, à la veille de la fameuse émission d’Apostrophe lors de laquelle elle est seule en compagnie de Pivot, elle écrit ceci, à la fois évident et profond : « Tandis que l’on est à vivre un événement on l’ignore. C’est par la mémoire ensuite, qu’on croit savoir ce qu’il y a eu. » Le verbe croire n’est pas sans importance, pour qui a confiné L’Amant dans le genre autobiographique. La postérité du roman, ou plutôt ses échos comme L’Amant de la Chine du Nord dit assez combien l’imagination prend de part au livre.

Des livres qui laissent la place aux lecteurs, ouverts, explique-t-elle à Hubert Nyssen en 1967. Elle a écrit Le Vice-Consul, Le Ravissement de Lol V Stein, deux des romans qui contribuent à sa légende. Le même matériau, les mêmes personnages hanteront ses romans suivants et surtout ses films. Quand elle aborde cet art, c’est à la fois avec une étonnante présomption, et une justesse indiscutable. Il arrive qu’elle nous irrite (ou amuse) quand elle réduit l’histoire de cet art au Fleuve, de Jean Renoir, et à Son nom de Venise dans Calcutta désert. Son goût du risque, son audace sont en revanche indéniables et courageux. Elle reconstitue la moiteur de l’Asie sur les bords de la Seine, elle tourne Le Camion sans plan préétabli, sans idée de fin, prenant ce qu’elle appelle un « risque politique ». Le film est sélectionné à Cannes, sort en même temps qu’un autre de ses films, Baxter, Vera Baxter. Son accord avec Alain Resnais lors du tournage d’Hiroshima mon amour contraste avec les relations qu’elle dit avoir eues avec d’autres metteurs en scène ayant adapté ses films. En 66, elle est bienveillante envers Henri Colpi ou Peter Brook. Elle le sera beaucoup moins en 91… Elle n’est pas à son aise avec la vision que donne Peter Handke de La Maladie de la mort. Il est toutefois moins critiqué que Jean-Jacques Annaud qui tourne L’Amant. Elle lui a donné les droits, « pour le fric ». Ses admirations font rêver d’une cinémathèque idéale : Robert Bresson d’abord, Renoir, mais aussi Jean Rouch et Fritz Lang, John Ford. Dans l’émission de Jacques Chancel, elle vante La Petite Chronique d’Anna Magdalena Bach de Jean-Marie Straub, et La Prise du pouvoir par Louis XIV, de Rossellini. Elle connaît son chemin, elle le suit en cette matière comme dans l’écriture.

On sent face à la page, une parenté qu’on n’imaginerait pas. Le nom apparaît au détour d’un échange avec Marianne Alphant sur la famille et c’est ce « interminablement, l’enfance » qui pour elle définit Stendhal. Mais la présence du romancier est également sensible dans ce qu’elle dit de son « écriture courante », à elle, pendant les trois mois que dure la rédaction de L’Amant : « … celle qui ne montre pas, qui court sur la crête des mots, celle qui n’insiste pas, qui a à peine le temps d’exister. Qui jamais ne « coupe » le lecteur, ne prend sa place. Pas de version proposée. Pas d’explication. »

Le Dernier des métiers est un recueil d’une grande richesse. On aime les contradictions de Duras, ses paradoxes, ses aveuglements (ainsi du maoïsme et du bain d’ignorance dont elle vante les mérites en 1969…) On aime le mélange entre simplicité, goût de la culture populaire et sentiment aristocratique, qui lui fait reconnaître les happy few (on songe par exemple à Louis-René des Forêts ou Bresson). Ce livre nous donne à entendre sa voix un peu rauque, ses silences, ses rires, ses colères. On ne peut s’empêcher de la rêver encore vivante. Ce monde aurait continué de la passionner.

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