La frontière entre elles deux

Le mot « jumelle » se pense souvent au pluriel. Le singulier que propose Giorgio Falco dans La jumelle H, son premier roman traduit en français, prend divers sens, que l’on découvrira au fil des pages. Helga et Hilde Hinner sont jumelles, et plus rivales que complices. Mais le H désigné par le titre est peut-être cette Histoire, en majuscule, que cette famille bien sous tous rapports préfère éviter ou ignorer.


Giorgio Falco, La jumelle H. Trad. de l’italien par Louise Boudonnat. Verdier, 384 p., 24,50 €


Une vie, c’est peut-être l’acquisition d’une maison cossue dans une petite ville de Bavière, au bord d’un lac. Ou bien celle d’une pension de famille à Milano Marittima, station balnéaire romagnole, à peu de distance de la Lombardie et de ses foules laborieuses. Pour le dire comme Hilde : « Que l’on soit sous une dictature ou en démocratie, le quotidien prend le dessus, telle une forme obtuse de repli, de défense et la vie suit son cours. » Surtout quand on a une « tendance généralisée à ne jamais évoquer le passé », comme Hans Hinner,  père des jumelles. Une vie, c’est peut-être un berger allemand nommé Blondi comme celui de Hitler. Hans Hinner a toujours appelé ses chiens de ce nom et, d’une partie de roman à l’autre, un Blondi accompagne les personnages du roman de Giorgio Falco. C’est la seule concession de la famille à ce qui se passe en ce siècle qu’elle traverse, comme on le fait d’un paysage grisâtre, aux contours estompés.

La jumelle H raconte donc l’histoire des Hinner et commence avec le retour, en 1918, de Michaël Zemmgrund, grand-père maternel des deux filles Hinner. Il a perdu l’usage d’une jambe, et toute foi dans l’existence et les humains. Il est même devenu méfiant et, quand la crise de 1929 éclate, il a tôt fait de l’imputer aux profiteurs. Sa fille Maria, épouse Hans Hinner, est journaliste dans un hebdomadaire local, Mutter, d’inspiration catholique, conservatrice, comme il est de bon ton de l’être près du lac Starnberg et en Bavière. Les années passent, signifiées dans le texte par des événements plus que par des dates, et Hinner prend la direction du journal. Son engagement nazi le favorise et Mutter, en plus d’être un journal destiné aux femmes, se fait le porte-parole du parti bientôt au pouvoir, et d’une certaine idée de la femme, dont les mensurations permettent de porter trois enfants. Kinder, Kirche, Küche : un slogan si facile à mémoriser que d’aucuns le remettent au goût du jour, ici ou là et même en Europe. Mais jamais d’excès, pas d’adjectifs hyperboliques et un style assez neutre pour plaire au public local.

Les années passent, les Hinner s’enrichissent, habitent une villa cossue dans un quartier agréable, profitent du départ un peu forcé des Kaumann, dont ils rachètent à bas prix la maison. Pour la belle Mercedes de ces mêmes voisins, c’est plus simple encore, mais il ne faut pas en salir les sièges en laissant Blondi y monter. On utilisera surtout l’Opel Olympia, plus modeste.

La santé de Maria oblige mère et filles à déménager pour Merano, ville du Sud Tyrol qui a choisi de faire partie du IIIe Reich. Hans Hinner continue de diriger son journal en Bavière mais il rentre chez les siens de temps en temps. Puis il fuit l’Allemagne en ruines, évitant de croiser les troupes américaines qui pourraient s’interroger sur son cas. Il vit un temps dans le Sud Tyrol, ensuite à Milan, où Hilde commence à travailler dans un grand magasin, et achète pour presque rien une pension de famille qu’il fera prospérer, à Milano Marittima, avec ses deux filles pour faire le service. Autre définition de l’existence, selon Hans Hinner : « Il y a toujours un moment où vivre signifie acheter. »

Giorgio Falco, La jumelle H

Giorgio Falco © Sabrina Ragucci

Le roman est construit sur deux voix, celle de Hilde d’abord, celle de Helga ensuite. La première raconte surtout la vie en Bavière ; la seconde déroule les jours en Italie. Hilde restera célibataire toute sa vie, collectionnant les amours chaque été dans la station balnéaire. Dès l’enfance, elle s’est opposée au fameux modèle des trois K évoqué précédemment, et un long monologue le signifie : « je n’ai pas envie d’embrasser, de m’étendre […], à l’ombre d’un homme, devenir femme dans la chambre à coucher achetée à crédit ou héritée de la grand-mère, l’ivresse des premières semaines après le mariage, engendrer, porter, accoucher, je ne veux pas allaiter comme si c’était ma seule raison d’être, la fonction biologique inéluctable à laquelle se résigner, jour après jour, pour apprendre à ma fille à obéir, à applaudir, à être humble, discrète, à savoir se sacrifier, le sens du péché, la crainte de Dieu, les produits de beauté, le balai, les chiffons, la serpillière, la lessive, les travaux domestiques, l’honneur de la maison, la vertu, nécessaires pour que se perpétue la communauté, immuable jour après jour, jalonnée de progrès techniques, qui vantent de nouveaux produits fabriqués à l’échelle industrielle, des marques qui font rêver, auxquelles s’identifier instantanément, […] continuer à faire des enfants pour grossir le nombre de ceux qui aimeront les vacances, feuilletteront les magazines et reproduiront des conversations stéréotypées dans un monde secoué de violences bien réelles et plus encore souterraines, un monde qui préfère éviter ce qui dérange ».

Helga, quant à elle, épouse Franco, l’installe comme cuisinier de la pension Sand. Elle est plus proche de Hans Hinner, plus conforme à un modèle dont il convient de parler, parce qu’il façonne l’écriture du roman, dont la densité peut rappeler celle des Années d’Annie Ernaux, voire celle des Choses de Perec. Le point commun entre ce livre et ces deux romans français, c’est la puissance de la marchandise, pour le dire vite. Dans les trois cas, désirer, acheter et posséder sont la matière qui permet de qualifier les êtres, de leur donner consistance. Et bien sûr, dans ces œuvres, le narrateur ou l’auteur pose un regard critique, parfois ironique, sur cette vision du monde.

Dans La jumelle H, rien n’est dit de la fureur nazie. Les Kaumann ou le banquier Blumenfeld sont obligés de s’exiler mais jamais l’antisémitisme n’est nommé. Rien non plus ne dit que le pays vit sous contrôle permanent. Et ceux qui pillent la villa des Kaumann ne sont pas montrés : on entend le bruit qu’ils font en cassant tout, en détruisant et en volant, mais on ignore pourquoi ils le font, en cet automne 1938 non désigné.

La vie après 1945 n’est guère différente. L’Italie se reconstruit, connaît ces trente années d’expansion économique ininterrompue, et ce qui intéresse Hans Hinner c’est le tourisme : il calcule la hausse venue d’Allemagne à partir de 1950, il est sensible à ce flux qui augmente et qui fera pendant très longtemps le succès de sa pension : « Finir l’après-guerre sur la mer, les beignets pour débuter la journée, discuter d’argent sous le parasol, les vagues sont là pour nous, les corps abandonnés au soleil, immobiles ». Quelques allusions, cependant, rappellent ce qu’était cette station balnéaire romagnole il n’y a pas si longtemps : des bâtiments construits dans les années trente accueillaient les vacanciers du « dopolavoro » ; ils sont transformés en colonies de vacances mais le principe reste le même. Un peu comme dans L’origine. Simple indication de Thomas Bernhard : dans l’internat de Salzbourg où il se trouvait, le cadre qui contenait la photo de Hitler avait été remplacé par un crucifix : poste pour poste. Et puis la présence de Mussolini sur la plage, les manifestations d’idolâtrie qu’il provoquait, c’est encore là, quand Helga et Hilde fréquentent la même plage sur l’Adriatique. Bref, l’Histoire est absente dans ce qu’elle a eu de plus féroce, déchainé, mais elle surgit parfois, née d’un simple nom propre : « Qu’y a-t-il de mal dans ces noms ? La société, la politique, les entreprises familiales se perpétuent à travers les noms. Hinner. Il n’y a rien de mal dans les noms. Mengele, épandeur de fumier, tombereaux, moissonneuses. Si tu voulais te lancer dans l’agriculture quand tu iras mieux, on saurait à qui s’adresser. »

Giorgio Falco, La jumelle H

Le narrateur emprunte sa structure au roman traditionnel, celui qui raconte une saga familiale. Chacun des personnages, de Michaël Zemmgrund, l’ancêtre,  à Francesco Castelli, l’amant de Hilde, fait l’objet d’une sorte de monographie sans qu’il y ait forcément relation de cause à effet. Le romancier les présente et pose ainsi les pièces d’un puzzle qui serait le siècle passé. Puzzle ou collage. Des éléments incongrus, qu’on ne s’explique pas aussitôt, donnent au roman sa dimension mystérieuse, et fascinante.

Dire le temps qui passe, cela se traduit aussi dans les gestes. La façon dont certains travaillent, vivent et surtout meurent est indice d’époque. La voiture, par exemple, qui symbolise la liberté, le statut social et une certaine forme de virilité, joue un rôle important dans le destin de certains. La cuisine, l’organisation matérielle de la pension, sont des révélateurs. Le paysage, de même, est emblématique. La Bavière incarne la tradition, le confort, la distinction. Merano a une image voisine, brouillée par les crimes qui s’y déroulent pendant et après la guerre. Milan est taillée pour l’avenir, entre culte de la vitesse, consumérisme, et piété ou dévotion. Milano Marittima, qui prend parfois des allures carnavalesques, est davantage lié au tourisme de masse, aux immeubles qui bientôt garniront le front de mer. Non loin de là, paysage semblable à celui qu’on voit dans Le désert rouge d’Antonioni, des usines de pétrochimie. Francesco et Hilde se retrouvent dans des motels ou pensions sans grâce, au milieu de nulle part, un paysage comme un autre.

Tout est flux, matière dense dans La jumelle H. Rien ne semble saillir, comme si surtout il ne fallait pas voir l’événement, le nommer. Giorgio Falco use souvent (et à bon escient !) de l’énumération, parce qu’elle permet de glisser le détail incongru dans l’ensemble, parce que les noms qui se suivent prennent soudain un caractère fantastique. Dimension présente dans le roman, notamment dans l’interlude, aux accents plus théoriques, aussi, avec l’évocation de « L’homme de Lenhart », qui pourrait incarner l’homme du XXe siècle.

Lire La jumelle H revient à se laisser prendre dans ce flux, à la fois gris et scintillant, comme les vagues sur l’Adriatique. C’est une expérience qui vaut d’être vécue.

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