L’onde fluviale de Van Eyck

À l’heure où le musée des Beaux-Arts de Gand annonce, sous le titre « Une révolution optique », l’exceptionnelle rétrospective qu’il consacrera dès janvier 2020 à l’œuvre du peintre flamand Jan Van Eyck, les éditions du Castor Astral poursuivent l’ « épopée » éditoriale de réimpression corrigée et revue de l’œuvre majeure de Jacques Darras. Une entreprise à l’image du « roman-poème » fleuve en huit chants que le poète compose sur plus de vingt ans.


Jacques Darras, Van Eyck et les rivières dont la Maye. Le Castor Astral, 368 p., 20 €


Du premier tome en 1988 jusqu’au volume Irruption de la Manche, paru en 2011 aux éditions Le Cri à Bruxelles, ce sont plus de mille pages qui embarquent le lecteur et irriguent les territoires du Nord de l’Europe, reliant l’Histoire moderne à celle de l’État bourguignon du XVe siècle. Une vaste « somme sonnante » qui prend sa source dans La Maye, rivière côtière de la Manche et dont Jacques Darras a fait, depuis l’enfance, son embarcadère poétique et géographique. Une polyphonie d’envergure, à contre-courant sans doute des tendances de la poésie contemporaine, qui se déplie tel un répons rythmé par les ramifications nordiques des cours d’eau européens.

Le quatrième tome, Van Eyck et les rivières dont la Maye, réédité aujourd’hui, constitue certainement la pierre angulaire de cette architecture fluviale, la nef centrale d’une cathédrale liquide qui prendrait appui sur les arcs-boutants de la littérature anglaise – Coleridge et Conrad en têtes de proue –, seule capable peut-être, pour le poète-traducteur qu’il est, d’appréhender souplement le roulis marin et hauturier du langage poétique. Mais avant de s’aventurer en haute mer, il y a les fleuves – en particulier la Meuse, l’Escaut et le Rhin – où affluents et confluences tissent le réseau darrassien, dense et entrelacé, à travers les Flandres et la Bourgogne. L’itinéraire que nous propose de suivre Jacques Darras saute ainsi avec agilité d’un duché, d’un siècle à l’autre au départ de cette Picardie natale et du comté de Ponthieu, berceau de son bain de jouvence. Littéraire autant que cartographique, le parcours se joue des frontières dentelées d’un État bourguignon en plein essor.

Jacques Darras, Van Eyck et les rivières dont la Maye

La Maye © D.R.

En proclamant « La Picardie territoire frontalier entre le poème et le roman », le poète dévoile en quelque sorte un pan de son art poétique. Les glissandos entre prose narrative et poésie épique épousent la remarquable inventivité ainsi que les innovations de la production littéraire du domaine bourguignon. Jeux de caractères ou de casses, carnaval sonore et syntaxique, mots-valises, allitérations, composent ici une geste où virevoltent les principaux personnages qui ont fait les riches heures de cet État aux contours mouvants. Une épopée à l’image d’un diptyque où fiction et poésie ouvriraient les bras (de mer) à l’Histoire.

Dans cet esprit européen qui voit la naissance en 1430 de l’ordre de la Toison d’Or à l’initiative de Philippe Le Bon, le poète-chroniqueur, sur les traces de Jason, croise inévitablement la route du Maître Van Eyck, du côté de Bruges ou de Gand. Se déployant à partir des volets de « L’Adoration de l’Agneau mystique », le récit s’emballe.

« À Bruges, dans son atelier, le maître l’avait successivement enveloppée dans plusieurs pièces de drap de velours bleu ondoyant des épaules jusqu’à terre, dont il avait cassé, refroncé, déplié, à nouveau plié, puis cassé une fois encore le tissu, pendant plusieurs jours d’affilée. »

Au son des fastes de la cour, Darras ajoute la couleur, celle huileuse de l’eau, des paysages, des forêts, « réserve[s] naturelle[s] de poèmes », et des portraits qui firent la renommée du peintre. Comme chez Claudel, l’œil désormais semble regarder l’onde du chant de l’eau qui s’infiltre dans chaque recoin du territoire, dirigeant chaque strate minérale de l’Histoire au sein de laquelle le poète pose ses repères, ses amers. Les villes comme autant de points d’ancrage sur la carte darrassienne et, parmi elles, à côté des autres grandes cités, Bruxelles, carrefour médian incontournable qui attire et fascine l’auteur depuis longtemps. Port de mer et ville d’embouchure, Bruxelles et sa Grand-Place constituent assurément le port d’attache du poète.

« Mon enquête m’a apporté la conviction que Bruxelles était la Place tournante. Maintenant j’ai besoin d’approfondir, j’ai des questions précises à poser à des personnages de l’Histoire qui ont vécu sur cette Place. »

Jacques Darras, Van Eyck et les rivières dont la Maye

Sainte Barbe par Jean van Eyck (1437)

On l’aura compris, c’est par le versant nord de la place en pente que le poète fait sa joyeuse entrée dans la cité, poste d’observation toujours renouvelé où langues et frontières se mêlent dans une conjugaison forcément amoureuse. Dès lors, le poème darrassien naît de cette inclination pour l’inclinaison, il devient cet « avaleur d’embouchure » car, à Bruxelles, tout est affaire de bouche ! Il suffit, pour s’en faire une idée, de citer les noms des rues qui convergent vers le centre pour dresser la carte, le menu d’un idéal banquet… de faisan bien sûr. Rue Marché aux Herbes, rue des Harengs, rue au Beurre ! Le roman-poème s’invente là, au milieu des entremets que nous sert Darras tels ces tableaux animés qui ont contribué à la splendeur et au prestige de la cour bourguignonne. Invitant à sa table les ombres squelettiques des acteurs de ce théâtre de plein air, le poète les ranime en trinquant avec eux.

« Le dictionnaire a chaud a soif buvons désaltérons les mots.

Le dictionnaire des mots de soif appelons-le le frictionnaire.

Le dictionnaire des mots de grain appelons-le le granidaire.

Le dictionnaire des orges humides appelons-le l’orgiastidaire.

Le dictionnaire des dictionnaires appelons-le le purgatoire.

La bière est eau la bière est feu la bière nous purge nous tempère.

Buvons les mots buvons les moûts par les levures élevons-nous

Nous flotterons le ventre en l’air à la surface d’une grande rivière. »

Les mots débouchent du fleuve langagier en crue. Ils peignent la toile d’un territoire où le poète convie tous ceux qui ont une histoire à conter. Mêlant au chant du corps le souffle épique, Jacques Darras investit tous les champs du récit. Il cabriole, il sautille, il s’époumone !

Ce quatrième opus, fraîchement réédité, sonne sans nul doute comme le point d’orgue de cette symphonie fluviale et européenne dont la partition, toujours en mouvement, n’est en somme jamais complète. Car c’est au fond l’artiste, musicien, peintre ou écrivain, qui en redessine les portées au gré de ses sens perpétuellement en éveil.

« On n’imaginait pas comme le métier de peintre se faisait par le nez autant que par les yeux. Il fallait un bon nez pour la peinture comme pour le reste. »

Pour le poète aussi, surtout lorsqu’il suit le sillage laissé par le pinceau du Maître !

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