Entretien avec Jacques Darras

Jacques Darras est un incessant voyageur à travers l’espace, le temps et la littérature, mais il se meut à l’intérieur de frontières bien précises, la poésie anglaise et américaine qu’il a longtemps enseignée à l’université, la Belgique et la Picardie maritime, son fief d’origine où coule la rivière de la Maye. C’est elle qui donne son nom aux sept volumes déjà parus entre 1988 et 2009 et que le Castor Astral réédite dans des versions revues et complétées – une entreprise ambitieuse, qu’un huitième volume clôturera, et qui brasse dans un même mouvement aquatique le particulier de sa biographie, de son œuvre de poète et de traducteur et les incursions dans les biographies et les œuvres de ses auteurs de prédilection. « Une épopée du moi pluriel, fluide et sonore », selon ses termes.


Jacques Darras, L’embouchure de la Maye. Le Castor Astral & In’hui, 285 p., 17 €

À l’écoute. Entretiens avec Richard Sieburth sur la poésie de langue anglaise et sa traduction. Le Castor Astral & In’hui, coll. « Les Passeurs d’Inuits », 148 p., 12 €


Entretien avec Jacques Darras

Jacques Darras © Jean-Luc Bertini

Que cherches-tu à accomplir, avec ce projet au long cours ?

Rien de moins qu’un projet épique. J’ose le mot. Car il faut véritablement « oser » une pareille affirmation dans le contexte poétique actuel. Rouvrir un genre clos depuis deux siècles, au moins depuis Hugo, dans un climat nettement plus propice à l’élégie (une majorité des bons poèmes français contemporains sont de nature élégiaque), demande une sacrée dose d’inconscience. Je l’avais, je l’ai toujours… À la manière d’un T. S. Eliot rassemblant les tessères cassées de la civilisation occidentale après la Première Guerre mondiale, j’ai tant bien que mal recollé les morceaux de mon existence brisée sans m’apitoyer sur moi-même une seconde, c’est-à-dire tomber dans l’élégie. J’ai plutôt avancé tel un personnage de Claudel, boitant et claudicant soulier à la main, ouvert à tous les aléas futurs… Comme la naissance m’avait précipité au Nord, dans une plaine ouverte à toutes les invasions militaires, l’anglaise comme la germanique, je me suis identifié aux malheurs de l’Europe venue se disloquer et en même temps se reconfigurer sur ces plaines nourricières d’Empire romain où des ombres de villas hantent encore aujourd’hui la terre, les matins d’été dans la rosée… Seul guide de vie dans mon cas, le fil ténu et tenace d’une petite rivière locale se promettant de dissoudre d’elle-même, au besoin, la prétention du monument à se perpétuer.

As-tu des modèles en tête auxquels tu te réfères implicitement (Pound par exemple) ?

Une inadaptation paradoxale au parcours classique (j’étais entré à la rue d’Ulm) me dévia de ma route toute droite vers la littérature ou la philosophie… Conversion à cent quatre-vingts degrés géographiques, on me dépêche aux terres d’Écosse. J’y végétai deux ans… J’y survécus grâce à la poésie de langue anglaise, y lisant à peu près tout ce qui comptait. Peu de personnes avaient déchiffré, en France du moins, dans les années soixante, Auden, Yeats, Williams, Pound, Eliot… Le manifeste projectiviste d’Olson venait tout juste de paraître. Howl, le « cri » de Ginsberg, résonnait à peine au-delà des cercles fermés de la côte californienne. Les rythmes spondaïque et trochaïque de la poésie vieille anglaise comme l’anapeste des romantiques des Lacs ou le pentamètre shakespearien furent mon nouveau baptême. À peine avais-je commencé d’écrire la poésie en français, suivant les voies épiques alors en cours de désuétude (Claudel, Péguy, Saint-John Perse ou Cendrars), que déjà me confisquait une autre tradition. Je persévérai. Voyageai vers les Hautes Terres du Nord. Vers les îles de l’Ouest. Vers les landes frontalières au sud, pays de Walter Scott. Je me constituai une forteresse géologique ouverte par de multiples golfes, firths ou rias, sur la mer du Nord… Rien de tel en France, n’est-ce pas ? Comment me rapatrier ensuite ? J’avais découvert que la poésie shakespearienne ou moderne américaine mélangeait sans aucune difficulté l’histoire avec le poème… Leur ambition à tous était d’explorer les ruines pour y trouver les éléments d’une reconstruction. À moi, enfant de la guerre et de la « reconstruction nationale », l’Angleterre m’enseignait d’un coup la résistance avec la résilience. Encore nommées «pragmatisme ».

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T. S Eliot, en 1923, photographié par Lady Ottoline Morrell

Quand as-tu commencé ?

Mon projet fut long à mûrir. Mûrir, mourir, je n’ai pas cessé depuis et suis même en bonne voie, je vous rassure. De retour sur mes terres natales, je fondai avec quelques complices une revue, in’hui, mélange de bas latin et de français dialectal. Dans le numéro 16 de laquelle (automne 1981) je publiai le premier état d’un poème en gestation, « La Maye ». Progressivement prit forme le projet d’une très longue navigation, dont les escales (ports of call) correspondraient à une exploration de mon histoire personnelle au sens large, c’est-à-dire incluant l’histoire de mon espèce, ma région, ma nation ainsi que sa « frontalité » à d’autres langues et cultures – l’anglais, l’allemand, le néerlandais, etc. Projet autobiographique européen, s’il en fut jamais. Que je projetai de composer en huit cantos, le chiffre s’étant dévoilé à moi à mi-parcours en lien avec ma prédilection pour l’octosyllabe médiéval arrageois.

Y a-t-il une évolution entre les volumes de la Maye que tu as déjà publiés et ceux qui reparaissent ces temps-ci ? Comment différencies-tu les volumes les uns par rapport aux autres pour tes lecteurs ?

Le principe historique,  je l’emprunte à Williams, Pound et Eliot – sans parler de Shakespeare. Le principe d’évolution, je l’emprunte à Walt Whitman dont l’œuvre n’a cessé d’être recomposée et réécrite (huit versions différentes) par lui, au cours de son existence. Claudel aussi, mon quasi-compatriote, m’a marqué par les versions successives de ses pièces de théâtre. Tous les cantos de mon poème ne seront pas nécessairement bouleversés dans leur nouvelle publication.

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Une écluse sur la Maye

N’y a-t-il pas un risque de confusion ?

Je ne le crains pas. Les cantos se présentent désormais en ordre numérique (encore que le Castor Astral, par ailleurs irréprochable, ait omis de mentionner « Tome III » pour L’embouchure de la Maye, paru à l’instant). Si le mot Maye revient chaque fois dans le titre, la singularité des formes graphiques, poétiques et surtout narratives de mon poème induit une distinction. Telle fois j’ai inventé la notion de « poème parlé marché » ; telle autre fois celle de « roman chanté compté »… Autre distinction possible, que je n’avais proposée jusqu’ici qu’allusivement : chacun des tomes correspond à un élément architectural d’une cathédrale gothique, celle de Laon par exemple, tellement lumineuse par sa clarté, tellement pétillante d’humour vigneron avec ses bœufs cornus juchés au sommet de ses tours. Soit un édifice aux parois de mots, de souffle et de lumière projetées telle une rose architecturale aux quatre coins de l’Univers… Je pourrais établir un plan guidé de l’édifice, joindre une carte topographique à l’intention du visiteur lecteur, tout en lui rappelant l’invisibilité de l’âme motrice du projet. Avant tout, j’ai cru composer, inspiré par les déboires des philosophies dialectiques, une totalité sécable et fragmentable, pour résister d’autant mieux à la totalisation, l’incompressible mystère demeurant partout et à chaque pas celui de notre individuation.

Quels sont les sujets que tu abordes, les genres que tu illustres, et l’origine de tes matériaux ?

J’ai fait mien le principe de pluralité. Donc, musicalement, de polyphonie. D’Adam de la Halle et Josquin (autres Picards) à Bach et à Stockhausen, la polyphonie tient ensemble le chant et le déchant, l’affirmation avec sa contradiction. Dans ce cas, l’harmonie ne peut jamais être qu’ironique ou, plus doucement, souriante… Cette recherche de l’équilibre, somme toute classique, n’exclut pas les oppositions de style les plus contradictoires, bien au contraire. Du gothique maritime flamboyant que j’ai côtoyé, enfant, au baroque bruxellois, donc viennois, des Maisons des Corporations sur la Grande Place de Bruxelles ou de l’Art Nouveau d’Horta, prédomine l’exagération des contrastes… La multiplicité du réel, jusque dans l’anecdotique et le détail, me requiert. Aucune philosophie, fût-elle phénoménologique, n’en rend compte aussi bien que l’art. Aussi me joindre au grand cortège de l’Histoire, jamais par folklorisme mais avec le savoir scrupuleux de l’historien, me permet-il d’explorer, sous tous les masques, la matière mythique ou imaginaire dont nous sommes tous composés. Nordique, j’ai la chance de disposer d’un immense réservoir quasiment jamais exploité. L’Europe entière s’est carnavalesquement succédé en ses parades épiques et comiques, épico-comiques, sur l’aire frontalière qui va de la Somme aux Pays-Bas et au Rhin d’un côté, à l’Écosse et à l’Irlande de l’autre. Là est mon terrain de prédilection… Social à moi seul, je construis.

Propos recueillis par Marie Étienne

À la Une du n° 59