La cité des poètes

Un recueil d’articles vivifiants sur la poésie, par un poète, Stéphane Bouquet.


Stéphane Bouquet, La cité de paroles. Corti, 216 p., 19 €


Il y a des signes qui ne trompent pas. Celui, par exemple, de ne pas donner, ou si peu, la source de textes que l’on a écrits, de plus ou moins longue date, sur un sujet qui n’a jamais cessé de nous occuper. Ce signe signe justement La cité de paroles de Stéphane Bouquet : car il s’agit moins d’un ensemble de textes sur la poésie que de textes qui font tenir ensemble la poésie. Sa poésie.

Disons-le d’emblée : la poésie de Bouquet ne se rencontre pas vraiment dans nos contrées. Il faut traverser l’Atlantique pour la respirer. Là-bas, les poètes l’appellent par son nom : la vie… Le rebut ne les rebute guère, le métro peut jouer le rôle de métronome, la pluie donne un beau tempo, il n’est pas jusqu’à l’air que l’on respire qui ne soit un vers possible. Wallace Stevens le savait bien : « Not Ideas about the Thing but the Thing Itself » (« Pas des idées sur la chose mais la chose elle-même »). William Carlos Williams (l’inspirateur du très beau Paterson de Jim Jarmusch) peut renchérir sur le constat : « Not ideas but in things » (« pas d’idées hors les choses ») ; et de les nommer : les nénuphars, les poissons, les rames de barque, les bruits cardiaques… Et Bouquet d’enfoncer le clou, ou plutôt de récolter ce qu’il aime : « ce souci des choses, ce souci pragmatique – ce souci de trouver le poème dans le monde, d’aller le ramasser comme mettons jadis on ramassait les œufs sous le cul des poules est resté un souci constant, un axe central de la poésie américaine ».

Il y a des exceptions à cette américanitude, bien sûr, comme pour toute règle, et la première d’entre elles a pour nom des initiales : PPP, comme Pier Paolo Pasolini. Que l’on retrouve dans la très belle digression « pluie pasolini ». Ou encore dans « peuple pédé poème », le premier article du recueil. En compagnie de Lorca, Luis Cernuda, Constantin Cavafis, Hart Crane – c’est un Américain, tant pis ! Son poème est trop beau pour Bouquet, il s’appelle Episode of Hands, il le traduit parce qu’il traduit une possible parfaite alliance entre deux sujets, deux mondes peut-être, deux corps sûrement : « C’est comme un poème d’amour grammatical. Il (l’ouvrier) et il (le patron) sont au fond désormais les mêmes : ils ont le même pronom. Il n’y a qu’un seul sujet sans différence. À cause de l’indéfinition grammaticale, la fraternité aussitôt des gens. » Poésie et politique. Poésie est politique.

Attention tout de même de ne pas tomber dans le panneau thématique. Car la gymnastique qui consiste à faire entrer la vie dans le poème, et aussi bien la poésie dans la vie, ne se conçoit pas sans une attention soutenue à la langue, au langage. On en veut pour preuve les poèmes de E. E. Cummings, longuement et subtilement décortiqués par l’auteur. La parenthèse, le jeu des lettres entre elles, le O, l’esperluette, le etc. ne sont pas de vains exercices. Ils réalisent l’accord des mots avec les choses. C’est même un peu plus qu’une « affaire linguistique ». « C’est un acte amoureux », précise Bouquet.

Stéphane Bouquet, La cité de parole

Stéphane Bouquet

Est-ce discutable ? contestable ? attaquable ? amendable même ? La poésie des poètes dont nous parle Stéphane Bouquet est une poésie que l’on dira orientée. Il ne le cache pas. Ils ne s’en cachent point. L’homosexualité (entre bons, vieux, braves, jeunes, mauvais garçons) est ici relation privilégiée, rapport d’un autre à un autre presque exclusif. Mais l’essentiel n’est peut-être pas dans la question de l’inclination stricto sensu, plutôt le mouvement que cette inclination induit. Bouquet dit cela mieux que ça, dans l’aussi beau qu’osé rapprochement qu’il opère entre le cinéma de Gus Van Sant et les poèmes de Baudelaire : « Bien sûr, on pourrait lui [à Gus Van Sant] reprocher de filmer toujours les mêmes sujets (jeunes et mâles) mais ce serait ne pas comprendre que cette relation au corps et au cœur du désir n’est que l’idéaltype du genre de relations que Gus Van Sant souhaite pour le monde et se souhaite avec lui. Il s’agit de construire un état tendre du monde, un état pacifié des choses. »

L’autre nom de cette relation, ce pourrait être la conversation. Bouquet n’a de cesse de revenir à cette question de la conversation, des mots à deux, entre-eux-nous-deux, dont le poème doit être le vecteur : « Il faut apprendre à parler entre nous, il faut faire de la conversation pour produire. C’est une des tâches du poème. C’est ce dont doit prendre conscience le poème. La poésie est là pour converser. Le poème fait causette. C’est tout et c’est l’essentiel. »

C’est d’ailleurs cet « art » de la conversation que Bouquet « pratique » dans sa poésie (entendez désormais : la sienne, celle qu’il écrit). On en trouve des traces partout dans ses livres, de toutes sortes, orales, banales, bancales : « Il faudrait toujours se poser sur la vivance des choses. Au petit déjeuner quelqu’un :

‟à cause du réchauffement des hivers les compagnies

d’électricité font moins

de bénéfices”. Sinon aussi on va détruire un hôpital non

rentable

et ses précieuses fresques d’art brut. ‟Oh non !” dit la

commune indignation, eh si ! » (Vie commune, Champ Vallon, 2016)

D’une certaine manière, ce que Bouquet demande à la poésie, il l’offre aux poètes qui forment son recueil. Ils affleurent comme ils s’effleurent, communiquent, se parlent, s’entendent. Il y a là un danger peut-être, celui de retomber dans cet injustifiable, déraisonnable et dangereux amour d’enfance dont parlait Platon. Mais n’est-ce pas le prix à payer pour que la poésie réintègre la Cité ?

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