Un temps sans spectres

Invité à Paris par son éditrice d’alors, Andrzej Stasiuk a préféré se rendre à Kichinev. L’éditrice s’est fâchée et on n’a toujours pas rencontré l’écrivain polonais en France. Il aurait eu des interlocuteurs variés, comme Olivier Rolin, Cédric Gras ou Emmanuel Carrère, fascinés comme lui par la Russie, qu’il décrit, parmi d’autres lieux, dans L’Est, son nouveau livre.


Andrzej Stasiuk, L’Est. Trad. du polonais par Margot Carlier. Actes Sud, 320 p., 22,80 €


L’Est est une étape de plus dans le voyage qu’accomplit depuis près de vingt ans Stasiuk. On l’a rencontré dans les Beskides, à la frontière slovaque, pour Dukla, on l’a suivi à l’est de Cracovie avec Les contes de Galicie, on a traversé l’Europe centrale avec La route de Babadag et on a voyagé dans les Carpates en lisant Taksim. Ces quelques titres rappelés pour dire l’obsession de l’écrivain, et les délices du lecteur. « J’ai toujours eu un faible pour les lieux qui ne mènent nulle part, dont on ne peut revenir. » Si ces lieux sont sans issue, ils ne sont pas sans passé.

C’est d’abord le souvenir des terres à l’est de la Pologne qui occupe l’écrivain. Ces « terres de sang » dont parle Timothy Snyder, terres disputées ou arrachées, aux uns puis aux autres. Le Bug, rivière qui a séparé la Pologne sous l’occupation nazie de celle qui connaissait la fraternité soviétique, est là, paisible, qui coule, comme passe le temps. L’auteur se rend à Lublin, à trente kilomètres de Belzec, se rappelle une forte présence, ou une absence : « Je n’écris pas sur les Juifs. J’écris sur nous. Sur ceux qui sont restés. Je dis que nous occupons l’espace dont ils ont disparu. Qu’avec notre vie, nous essayons de combler le vide qu’ils ont laissé. » On se souvient donc des gens qui fuyaient, qui se cachaient, on sait de quoi cette terre est faite, remplie. Et puis restent les odeurs, que Stasiuk aime encore et qu’il hume dans un vieux kolkhoze désaffecté : « L’odeur des friandises, de la cannelle, de la marmelade, du sucre vanillé, de la poitrine fumée, des bouteilles de bière vides, du tabac, de la sueur des gens dans la queue ? C’était un mélange de tout. » Ce mélange est sans doute ce qui l’attire à l’est. Les odeurs sont souvent présentes, et ramènent au quotidien, au plus trivial. Ainsi, en séjour à Moscou : « La Russie a le goût et l’odeur d’une usine automobile au petit jour ». Les descriptions fouillées qu’il propose des galeries marchandes vétustes, des échoppes, disent son amour du bric-à-brac, du foutoir et de l’insolite quotidien. L’inventaire rappelle moins Prévert qu’un poème de Follain sur une quincaillerie de province. Mais, pour que Stasiuk découvre le poète de Canisy, il faudrait qu’il passe à l’Ouest, et ce n’est pas demain la veille.

Andrzej Stasiuk, L’Est

Il reste dans sa Pologne, raconte comment sa famille est passée de la campagne aux faubourgs de Varsovie, dont les noms de quartiers remplissent les pages du récit. Stasiuk aime les noms propres, et la plus belle liste qu’il en donne, page 202, aurait ravi un autre poète qui a voyagé en Grande Garabagne. Cela dit, ni Michaux ni Follain n’ont connu le communisme comme les parents de Stasiuk, et comme ces peuples qui vivent de Varsovie à Vladivostok. Un drôle de communisme. On n’en parle même pas à la maison. Pour utiliser un terme d’aujourd’hui ou presque, il est « has been » : « Les années 1960, 1970. La réalité semblait alors usée, fatiguée. Même le communisme nous l’avions reçu abîmé. Ils nous l’avaient fourgué lorsqu’il était devenu clair qu’il n’y avait plus rien à en tirer, qu’il n’était plus qu’un cadavre, tout juste apte à produire quelques ultimes convulsions. Une torpeur flottait dans l’air. L’odeur des corps brûlés ne s’était pas encore dissipée, et déjà on avait le cadavre de la révolution internationaliste. » Il y a chez Stasiuk une forme de désinvolture polonaise, toujours surprenante. Polonaise parce que cette ironie, cette façon de hausser les épaules, était aussi celle des militants de Solidarnosc, des Michnik, Walesa et autre Kuron à peine surpris par l’état de siège de 1981. Stasiuk, refusant de porter l’uniforme, a passé des années en prison, et quand il les raconte, dans Pourquoi je suis devenu écrivain, on a presque l’impression qu’il était enfermé dans un pensionnat. Légèreté apparente. L’écrivain est sensible à ce qui disparait, à tout ce que l’on perd, et l’Est dont il parle est sans doute une sorte de mémorial des temps révolus. Ou bien un conservatoire.

Une première étape le conduit à Zabaïlask, et qui ne connaitrait pas l’écrivain polonais comprendrait vite ce qui l’attire à l’Est. La ville ressemble à une ville en ruine. Un passant résume : « “Ici, il n’y a que des ordures, de la saleté, du sable ou du vent.” En russe, cette phrase sonnait comme de la poésie. » Cette poésie, elle est partout, née du rien : « J’ignore pourquoi on part en voyage. Pour entendre à l’aube le cliquetis métallique d’une brouette en tôle ? Pour contempler, depuis la lucarne de bains publics minuscules, la pleine lune au-dessus du pays des Ouïghours ? Alors ni Boukhara ni Samarkand, mais juste cela ? Possible. »

Andrzej Stasiuk, L’Est

La rivière Bug, en Pologne © Roman Filipkowski

Plus que possible, probable. « Touriste de l’extrême », selon le passant qu’il rencontre, Stasiuk n’a rien d’un touriste, et son voyage a quelque chose de très prévisible. Arrivant à Bratsk, alors qu’il comptait atterrir à Irkoutsk, il n’est pas dépaysé. L’aéroport de la ville sibérienne ressemble à la gare routière de Varsovie. À Irkoutsk, ce n’est guère mieux : « On fait six ou sept mille kilomètres en avion, à peu près la distance qui vous sépare de l’Inde ou du Congo, pour trouver une sorte de Wegrow hypertrophié ou de Siematycze agrandi ». Le voyageur retrouve sa Podlachie natale. Il faut aller plus loin pour être un tant soit peu surpris. Et par exemple à Oulan‑Bator, ou Ulaangom. Mais que le lecteur ne se mette pas à rêver de la Mongolie. Ce pays semble surtout un « pays d’ossement » ; des rapaces tournent sans fin au-dessus des fils électriques. Plus loin alors ? En Chine ? Le ton de Stasiuk se fait plus drôle, presque comique. La Chine ne l’intéresse pas tellement ; trop ancienne, trop compliquée pour lui. Mais annonciatrice du futur, à travers ses objets connectés, ses imprimantes 3D, sa façon de défier le monde et ses voisins pour commencer, en construisant des villes ultra-modernes et clinquantes. Mais là encore le passé enterré n’a pas tout à fait disparu et les innombrables morts du Sichuan, lors du Grand Bond en avant, sont évoqués. Quant à la description qu’il donne de Pékin, elle lui interdira un visa pour la Chine pendant quelques décennies…

Revenons vers la Pologne, vers l’image presque touchante des vieux parents qui trottinent dans l’appartement de Varsovie, ou vers ces Carpates que célèbre l’auteur, avec leur « market » tenu par une vendeuse chinoise, « comme une machine à remonter le temps qui [le] transporterait vers l’avenir de notre planète ». C’est le point de départ, et celui du retour. Et, au milieu d’une description de cette campagne autrefois habitée par « des Valaques, des Ruthènes, des communistes et des capitalistes », il s’interroge : « Je me demande si notre époque aussi laissera des spectres ».

On s’en voudrait de conclure sans féliciter la traductrice ; pour rendre ainsi la prose de Stasiuk, il faut avoir l’oreille poétique.

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