Bêtes et gens de l’Ouest américain

Grâce à Courir au clair de lune avec un chien volé, le jeune Callan Wink pose sa patte singulière et vigoureuse entre Annie Proulx et Thomas McGuane. Au cœur des éléments – l’eau des crues ravageuses et des rivières lisses des pêcheurs à la mouche, l’air du ciel et des vents, la terre dure et rocheuse –, il plante ses humains bravaches et généreux, proches de leurs animaux de rencontre. Un beau mélange qui donne souffle et relief aux émotions sur fond d’immenses paysages.


Callan Wink, Courir au clair de lune avec un chien volé. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Michel Lederer. Albin Michel, coll. « Terres d’Amérique », 288 p., 22 €


« Jim Harrison, merci pour les jours passés sur la rivière, merci de m’avoir montré ce qu’être écrivain signifie et, plus que tout, pour avoir écrit tout ce que vous avez écrit. » Complicité de pêcheur à la ligne, parrainage du vieux connaisseur qui a jugé la première livraison de Callan Wink « riche et pleine de jus ». Il est vrai que, né en 1984, il fut en 2011 le plus jeune auteur à être publié par le New Yorker, puis dans la foulée par le britannique Granta et ensuite dans des anthologies [1]. Réunies en recueil, neuf nouvelles, dont deux inédites, brossent l’horizon de l’Ouest en bordure du Yellowstone, celui du Montana méridional et du Wyoming d’aujourd’hui, avec ses ranchs isolés et ses passions rentrées, celui d’hier avec les références à la dernière bataille du général Custer, l’intemporel, avec fêtes et amours sur les terres des Indiens Crows. Le titre original, Dog Run Moon, qui est celui de la première nouvelle, accroche bien et annonce les ingrédients de base de l’univers de Wink : l’animal, l’énergie, le cosmos, comme si l’habitant y cherchait son souffle de liberté, tout en dérapages et accélérations. La forte emprise de la nature, puissante et sauvage, dessine à chaque saison les contours de l’humain, le cerne et l’éblouit. « Au dessus de la chaîne des Bighorn Mountains, le ciel était rouge, sillonné de traînées. Il roula vite et aborda à plus de cent quarante kilomètres/heure la dernière colline qui descendait de la vallée du Little Big Horn. On aurait dit une charge impétueuse, une percée dans les dernières lueurs d’un coucher de soleil sur Mars. Il baissa sa vitre pour laisser entrer l’air du soir. »

Au démarrage de chaque nouvelle, une image forte, une affaire d’impulsion : un bœuf massacré, deux hommes perdus sur une réserve, ou encore Sid qui court nu sur une arête rocheuse, suivi par un épagneul qu’il a « libéré », selon ses termes, et poursuivi par le propriétaire du chien, un certain Montana Bob flanqué de son inquiétant compère Charlie Chaplin. Course de nuit, solitaire, absurde, renseignée par des interstices en regard : un Mexicain en sang, les jambes brisées par une palette dans la scierie où Sid travaille, une femme aimée qui l’a quitté et dont il encombre la messagerie de suppliques bien vaines. Impuissants face à ces chocs, au bout du rouleau, les gens du cru sont captés par Wink dont chaque histoire s’articule sur l’instant de bascule au milieu de la routine du quotidien, sur le désastre qui un jour ou l’autre frappe chaque vie – un « dérapage » qui mène à la case prison, ou une catastrophe naturelle comme « la montée des eaux », deux titres de nouvelles. Chaque personnage est attachant parce qu’il est composite, perplexe, hardi à sa manière, secouriste dans l’âme. À tout moment s’impose la nature, les lueurs rouges du soir, face à l’insignifiance : « on a traversé une petite ville, le genre d’endroit qu’on ne verrait même pas si on clignait seulement des yeux – un bureau de poste, une laverie automatique, une petite église baptiste aux murs couverts de graffitis, le tout sans rien de remarquable ». Au contraire, une faune luxuriante fait loi, riche et remuante de chiens et chats grouillants, de chevaux pie, de chauve-souris et troupeaux de bisons, de bœufs, de hardes de cerfs-mulets, de vols de mergules, et de quelques perches aussi, dans le lac aux nénuphars. À chaque fois, une densité, une rencontre qui mène à l’introspection, à la complexité des sentiments et à l’approfondissement de l’essentiel au monde.

Callan Wink, Courir au clair de lune avec un chien volé

© Luke Detwiler

Un monde très concret, le plus souvent au plein air, si bien qu’on a pu dire que Callan Wink, qui aime camper, ramer et faire des courses d’endurance, était un pur produit de la Frontière : c’est qu’il s’agit pour lui d’un mode de vie au quotidien et non d’un Ouest purifié, idéalisé, ou d’une violence allégorique comme chez Cormac McCarthy. Si les guides de tourisme affirment que dans le Montana tout est grand – superficie, légendes, histoire, ranchs et montagnes étincelantes – et que le Wyoming c’est d’abord le parc de Yellowstone, chez Callan Wink c’est l’humain qui prime. Pas de clichés de western, pas d’emphase, mais un rythme, une belle écriture moderne, rapide, sensible, servie par une fine traduction, comme pour prendre la relève des voisins vétérans Proulx et McGuane. L’aridité rurale et culturelle conduit nécessairement à privilégier un concentré de lumières et de sensations, du glacier à la fournaise, mais aussi des rapports fondés sur la tradition, sur des défis étranges, souvent liés à la question du genre et à la survivance des fantômes de virilité de la mythologie de l’Ouest – « dans le Montana, on fait pousser des cowboys alors qu’au Texas on fait pousser des hommes », plaisante Karl qui tient une réserve de chasse.

L’héritage de la nature, la splendeur giboyeuse, modèlent les hôtes de passage, accentuant leur solitude fragile dans l’immensité. « Il s’agit, dit Annie Proulx parlant du Wyoming, d’un lieu très masculin » et les mâles à l’ancienne, la relation père-fils, y tiennent une large place : c’est ainsi qu’un père, par ailleurs peu soucieux de son fils, lui promet un dollar par queue de chat mort attrapé dans l’étable, qu’un fils découvre son père dans ses papiers posthumes, qu’un grand-père lègue sa demeure et tout son univers onirique à son petit-fils qui va sortir de prison. Ailleurs, la domination prend d’autres formes, comme celle de Rand, chef de chantier face à ses maçons, des Mexicains clandestins. Graduellement, Callan Wink, captivé par la richesse de son environnement dans ce « pays du grand ciel » et des « petits aperçus de l’existence d’autrui », ouvre notre curiosité à d’autres coutumes, d’autres rapports au temps et à la nature, en particulier ceux de ses voisins les Indiens, comme dans « La danse du soleil ». De même, la reconstitution de la célèbre embuscade du 25 juin 1876, l’une des premières dates des dix ans de la guerre des Sioux, où le général George Armstrong Custer est massacré avec ses six cents cavaliers près de la rivière Big Horn, donne matière à la nouvelle « Une autre dernière bataille », qui dépasse largement tout le folklore local pour entrer dans l’intime. Perry endosse depuis dix-sept ans l’uniforme de laine bleu marine à chevrons et boutons dorés du général et reprend chaque soir après le spectacle sa vieille liaison amoureuse avec Kat, la cavalière indienne qui le terrasse dans la geste et le chevauche au lit. De la chambre, il ne manque pas d’appeler Andy, son épouse aux prises avec un cancer. En lisière de la grande histoire, l’adultère ; au moment du retour, la flèche.

Callan Wink, Courir au clair de lune avec un chien volé

À la belle saison, depuis 2003, Callan Wink exerce un métier qu’il aime, celui de guide de pêche sur le fleuve Yellowstone, à partir de Livingston où il réside, si bien que ses nouvelles sont mises en forme à l’automne et en hiver. Livingston, lieu de rendez-vous pour Harrison, McGuane et Wink, et non loin Missoula, repaire de Ford, Carver et Wink, une famille d’esprits, tout un pan de la littérature de l’Ouest. Il tient à cette double vie, à la fois ancrage collectif, maîtrise d’un domaine sur l’eau et solitude de l’écriture qui s’inspire de faits vécus, observés soit dans le Montana d’aujourd’hui, soit dans le nord du Michigan de son enfance. Cette double appartenance professionnelle se retrouve dans « Exotisme », où un professeur estimé répond à une annonce qui recherche un saisonnier d’été – « Superbe environnement. Isolé. Bonne paie » –, et voilà James Colson subjugué par l’Echo Canyon Ranch où les nuits sont longues, « laissant l’esprit courir après le cœur tout autour de la lune », où il croise bisons, chevreuils, mouflons de Barbarie et autres wapitis, où il voudrait rester au-delà du contrat, dans un rêve à la Kipling peuplé de lions, de cochons sauvages et de zèbres. En filigrane, le scandale des riches prêts à chasser des raretés pour leur plaisir et la gloriole. Mais rien n’est véhément, tout est suggéré et pudique.

Si Callan Wink avoue se laisser volontiers distraire par la pêche, les soirées au Murray et les filles, il tâche néanmoins d’écrire chaque jour, préférant les moments de l’entame et de la chute, soucieux avant tout de la fluidité du texte et travaillant par scènes. À cet égard, la novella « Regarder en arrière », qui clôt le recueil, illustre le soin méticuleux d’une construction séquencée pour rendre le déroulement de la vie de Lauren, seule sur sa terre avec ses chiens et ses bœufs indociles, des Texans longhorn à robe rousse. L’arrière-plan aride des montagnes permet de jouer sur les échelles, d’accentuer le minuscule de la silhouette humaine, de créer l’asymptote dans une géométrie coordonnée. Semblable à une tragédie, la novella remet en perspective les épreuves marquantes, les bourrasques qui emportent, la solitude de chaque vie, et campe un beau portrait de femme, solide et charpenté. En dénouement d’un parcours sédentaire, Lauren a su conserver son exigence de liberté comme sa bravoure et, la soixantaine passée, elle peut encore faire face, faire la paix avec son voisin et faire corps avec sa ferme : « Au bout du champ, il y avait son Rouge. Le bœuf solitaire se tenait là, silhouette qui semblait écrasée par les masses sombres des montagnes se dressant derrière lui. Tout en caressant les chiens, elle observait en attendant qu’il bouge, baisse la tête pour paître, se couche pour dormir ou n’importe quoi d’autre, mais il demeura immobile jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire. » Dernière image de l’Ouest de Wink.


  1. Dont American Best Short Stories 2013 (« Les respiriens ») et Bonnes nouvelles d’Amérique (« Montée des eaux »), Albin Michel, publiées en 2016 pour célébrer les vingt ans de la collection « Terres d’Amérique » dirigée par Francis Geffard.

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