Que faut-il retenir de Todorov (1939-2017) et de sa vie de « passeur » ? Où réside la leçon de ce parcours interdisciplinaire, initié dans l’expérience fondatrice de l’exil et écrit notamment entre l’analyse littéraire, l’aventure structuraliste et la pensée humaniste ? Et si le mot « dialogue » pouvait ouvrir une perspective de réflexion sur l’homme, son œuvre et son héritage ?
En novembre 1981, à l’occasion des journées de travail organisées à l’Université de Rabat à l’initiative de l’écrivain et penseur marocain Abdelkebir Khatibi pour discuter de la question du bilinguisme, Tzvetan Todorov évoque avec douleur son retour la même année en Bulgarie et, interrogé sur sa position de « sujet bilingue », il plaide pour un « dialogue » entre les langues. Todorov définit ce dialogue comme « un degré intermédiaire entre l’identité à soi et cette polyphonie démesurée, ce brassage déstructuré des langues qu’évoquent d’autres auteurs » [1]. Contournant le « malaise » qui naît de l’expérience d’une immersion totale dans une seule langue, le dialogue ouvre des perspectives pour un échange salutaire, une situation où chaque langue « s’imbrique dans l’autre » et se nourrit de ce rapport. Il y a dans cette pensée du dialogue des langues non seulement la quête d’un équilibre, la recherche d’une « mesure », mais aussi le dépassement du constat insuffisant d’une simple appartenance à deux cultures, deux langues, deux territoires.
Todorov était un homme de dialogue, un « passeur » d’idées et d’idéaux. Exilé « circonstanciel » [2], il a construit son œuvre autour de cette pensée du dialogue, du partage et de l’ouverture. Dès 1964, un an après son arrivée en France, il écrit dans sa présentation des textes fondateurs des Formalistes russes que son livre « n’est pas une étude homogène » et que la présence « de certaines répétitions ou contradictions entre les textes particuliers » est justifiée, entre autres, par sa volonté de rester « fidèl[e] à l’esprit des formalistes qui ont toujours refusé de donner une forme définitive et indiscutable aux résultats acquis » [3]. D’emblée, il y a ici l’ébauche d’une poétique de l’échange et de la réécriture. L’analyse littéraire est une école du dialogue, un espace où l’œuvre n’est œuvre que par sa capacité intrinsèque à intégrer, contredire et dialoguer avec la science linguistique. La traduction des Formalistes russes n’est pas seulement une contribution majeure à la théorie littéraire : elle est également une invitation à la perpétuation du dialogue autour « des études du système littéraire, du système de l’œuvre » [4], comme le reflètent les traductions et les commentaires successifs du recueil de Todorov.
Dans sa réflexion sur les genres littéraires qui ouvre sa célèbre Introduction à la littérature fantastique, Todorov rappelle que « toute œuvre modifie l’ensemble des possibles, chaque nouvel exemple change l’espèce ». L’univers de la littérature est celui de la transformation continue des représentations que le lecteur se fait des œuvres littéraires. Là encore, cette transformation déclenche une dynamique, introduit une mobilité dans le rapport à l’œuvre. Pour Todorov, la définition des genres littéraires est donc « un va-et-vient continuel entre la description des faits et la théorie en son abstraction ». Il y a dans ce va-et-vient la métaphore d’un dialogue ouvert sur les possibilités apparentes et sous-jacentes de l’œuvre. Le genre du fantastique, par exemple, est situé dans cet entre-deux – entre l’étrange et le merveilleux –, espace incertain saisi dans « l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel ». Cette hésitation est productrice de sens et de vie car elle crée précisément un dialogue dans l’entre-deux, favorise une immersion du lecteur dans l’univers ambigu et ouvert du fantastique. De même, la manière de lire que suggère le genre fantastique est basée sur un dialogue avec les thèmes de l’œuvre qui peut aller jusqu’à l’identification avec les personnages. En somme, le dialogue est en lui-même un « thème » fondamental de l’œuvre fantastique.
Dans L’Esprit des Lumières, la pensée du dialogue est au centre de la recherche d’un idéal inscrit dans le « versant humaniste des Lumières ». Dans son commentaire d’une réflexion de Condorcet, Todorov écrit : « On accède aux lumières, non en se fiant à l’illumination d’un seul, mais en réunissant deux conditions : d’abord choisir des ‘hommes éclairés’, c’est-à-dire des individus bien informés et capables de raisonner ; ensuite les conduire à chercher ‘la raison commune’, en les mettant donc en situation de dialogue argumenté ». En homme « éclairé », Todorov a inscrit sa quête humaniste dans les sillons de ce « dialogue argumenté », toujours soucieux de relier les époques et repenser les drames du présent dans les miroirs de l’histoire des hommes et des idées, comme en témoignent ses ouvrages Face à l’extrême et La Peur des barbares. A l’heure des replis identitaires, Todorov nous rappelle que le fanatisme et l’obscurantisme « puisent leurs forces dans des caractéristiques des hommes et de leurs sociétés tout aussi indéracinables que le désir d’autonomie et de dialogue ».
C’est précisément ce désir fondamental que Todorov s’est évertué à éclairer en faisant le choix d’un « pari humaniste » [5] inscrit dans la connaissance argumentée du passé. Chez Todorov, la pensée du dialogue est le trait d’union nécessaire et irréductible entre l’Humanité et son Histoire.
Cette pensée du dialogue resurgit dans La Littérature en péril, œuvre qui défend la réunion de l’espace littéraire et de l’existence humaine. Todorov nous dit qu’« il faut inclure les œuvres dans le grand dialogue entre les hommes, engagé depuis la nuit des temps, et dont chacun d’entre nous, aussi minuscule soit-il, participe encore ». Si l’objet de la littérature est la condition humaine, son pouvoir est précisément d’inscrire, de nourrir et de perpétuer ce « grand dialogue » que porte chaque œuvre littéraire par-delà sa forme et son discours. Seule cette pensée du dialogue peut permettre au lecteur de tendre vers l’universalité. Le parcours de Todorov lui-même, entre ses débuts dans le formalisme et son retour à l’humanisme, semble entretenir l’idée d’un dialogue indispensable à toute tentative de relecture de son œuvre et de son héritage. La pensée du dialogue est un art de la relecture et du partage, une invitation à « transmettre aux nouvelles générations cet héritage fragile, ces paroles qui aident à mieux vivre » et que Todorov a construit avec application au fil de son œuvre.
-
Collectif, Du bilinguisme, Editions Denöel, Paris, 1985
-
Tzvetan Todorov, L’Homme dépaysé, Editions du Seuil, 1996
-
Tzvetan Todorov, Théorie de la littérature : Textes des Formalistes russes, Editions du Seuil, 2001 [1965]
-
Tzvetan Todorov, La Notion de littérature, Editions du Seuil, 1987
-
Tzvetan Todorov, Le Jardin imparfait. La pensée humaniste en France, Editions Grasset, 2006 [1998]