Aux orphelins il reste les mots

Jorge Carrión poursuit la réflexion engagée dans son premier livre traduit en français, Librairies : Itinéraires d’une passion, sur l’importance de la littérature, mais cette fois sous forme romanesque. En 2048, alors que la Troisième Guerre mondiale a dévasté une Terre devenue radioactive, une dizaine de rescapés survivent dans un bunker depuis treize ans. C’est l’occasion pour l’auteur de se demander ce qui subsiste quand l’Homme est privé du monde. Il répond : la mémoire, l’Histoire, le désir, le langage. Aux marges de la folie du narrateur, Ceux du futur explore les multiples possibilités de la fiction. Tout en restant profondément romanesque, le livre tend parfois vers l’essai, parfois vers le poème en prose où s’entrelacent images et mots, internet, échecs, reconstitutions historiques, télésurveillance, mélancolie du voyage, dictionnaire et élégie.


Jorge Carrión, Ceux du futur. Trad. de l’espagnol par Pierre Ducrozet. Seuil, 240 p., 20 €


Le roman de Jorge Carrión commence alors que les survivants fêtent le treizième anniversaire de la plus jeune d’entre eux, Théi, née le jour où la porte du bunker a été fermée. Comme tous les autres personnages étaient déjà adultes à ce moment-là, et que les années de confinement les ont fait vieillir en accéléré, Théi cristallise tous les espoirs d’avenir de cette dizaine d’hommes et de femmes de diverses nationalités – Le titre original du roman, Los huérfanos, signifie « les orphelins ». Tous leurs désirs, aussi. Et parmi eux, ceux de Marcelo, le narrateur argentin.

Pour ne pas devenir fou, à l’image d’Anthony qui rôde comme une mauvaise conscience, comme une part animale plus lucide, dans le souterrain sous le bunker, Marcelo met en place différentes stratégies. S’efforçant d’en mémoriser tous les mots, il lit le dictionnaire systématiquement, de A à Z. Son ordre lui permet de garder la maîtrise de l’« obscurité ingouvernable » du langage. Grâce à la litanie de la succession des mots, le dictionnaire est aussi ce qui apaise Marcelo, et lui permet de trouver le sommeil sous la lumière jaune ininterrompue. Alors que Chang, le leader du bunker, se croit obligé de lui donner des calmants à son insu pour éviter une crise, le rapport aux mots du narrateur, sur le fil du rasoir, entre épuisement et délire, dans le jour artificiel du bunker, crée une étrange poésie : « Comme un voyage dément dans la toponymie ; une descente en spirale dans l’abîme d’une carte ; une expédition en quête de traces dans les vallées, dénivelés, villages, dépressions, cordillères, hameaux, fleuves, décharges, falaises, métropoles, périphéries, polygones industriels, bunkers et sous-sols de l’histoire de la topographie ; j’ai marché ainsi, sans trêve ni repos, toujours vers le nord, donc vers la fin, sur cette route composée exclusivement de mots. »

S’il ne parle plus ou presque plus aux autres occupants de l’abri, Marcelo écrit. À Mario, le seul autre survivant connu, isolé sur une île du Pacifique, à qui il peut s’adresser grâce à ce qui reste d’internet : quelques sites figés que personne n’alimente. Les relations avec Mario sont tributaires des coupures du réseau, de la désynchronisation ou de l’aphasie de l’un ou de l’autre interlocuteur. Marcelo ne peut donc se satisfaire de leur correspondance désagrégée. Il a besoin de davantage de structure. Ce sera celle du récit qu’il entreprend d’écrire et qui est celui que nous lisons : « Voilà pourquoi j’ai décidé de ne pas me contenter d’être un lecteur qui voue un culte aux mots, mais de devenir un écrivain qui les répand sur le clavier, les nourrit et les fait éclore sur l’écran, les cultive, frileux, inquiet, tant pour l’évolution de son intrigue que pour les métaphores qu’il emploie afin de la rendre compréhensible ».

Jorge Carrión, Ceux du futur

Jorge Carrión © Enrique Muda

La mise en abyme est limpide, Jorge Carrión nous propose une image de l’écrivain : un être asocial, enfoncé dans les mots qui l’amènent aux lisières de la démence, son texte comme son esprit étant toujours sur le point de sombrer dans le chaos et le fatras, mais qui, arrivant à tendre des liens entre des éléments hétérogènes, subjectifs et déglingués, construisant un récit, leur donnent un sens. La mise en abyme se redouble du fait que, sur leur île, Mario et son ami George avaient, avant la catastrophe, produit une série télévisée, Les Morts. Or, « Les Morts », Los muertos, c’est aussi le titre du premier roman de Jorge Carrión, non encore traduit en français.

Pour autant, écrire n’est pas qu’un moyen de repousser la folie. En se mettant à raconter, Marcelo mène aussi une véritable investigation sur lui-même et sur ce qui a conduit l’humanité à la Troisième Guerre mondiale. Tout en relatant les événements qui se nouent dans le bunker autour de Théi et d’Anthony, il se remémore les années qui ont précédé le désastre : son incapacité à assumer la naissance de sa fille, sa fuite perpétuelle autour du globe grâce à son métier d’enquêteur pour les Nations unies, et surtout le phénomène de la « réanimation historique ». Sous ce nom, Jorge Carrión identifie une tendance actuelle : celle de se tourner vers le passé, jusqu’à vouloir le connaître de fond en comble, puis le revivre, puis en corriger les erreurs et les injustices, et enfin jusqu’à réactiver les guerres du passé. Cette mise en garde contre la muséification du monde conduit à remettre en question notre rapport à l’Histoire – implicitement, au lecteur de se faire sa propre idée. Ironiquement, les personnages se sauvent grâce à un musée, puisqu’ils trouvent refuge dans la reconstitution hyperréaliste d’un ancien bunker de Mao Tsé-Toung, avec tout l’équipement nécessaire.

Ceux du futur se caractérise aussi par l’imbrication de formes variées : aux messages échangés avec Mario s’ajoutent les entretiens réalisés par Marcelo lors de ses enquêtes sur la réanimation historique ; ces discours viennent s’intercaler dans le récit tout en constituant de véritables moteurs de la fiction. En outre, grâce à des enregistrements de surveillance réalisés pendant les treize années d’enfermement, Marcelo se revoit racontant à Carmela, son amante disparue, un voyage fait en quête de Bobby Fischer, le champion d’échecs; les échecs jouent un rôle important dans le roman, révélant l’état des rapports humains – complicité, conflit ou dignité. En un balbutiement hébété, halluciné par les nuits où il ne dort pas pour visionner treize ans d’histoire du bunker, Marcelo répète mot pour mot le récit fait à Carmela dans celui qu’il est en train de taper, et que nous lisons. De toute façon : « Raconter, c’est répéter et tester des voix qui ne t’appartiennent pas, dans des lieux toujours sur le point de disparaître. »

Il existe cependant une autre possibilité que le ressassement : la fiction, autre thème essentiel du livre, peut-être le principal. La mise en récit, inhérente à l’être humain, lui permet de s’approprier ce qu’il subit. La répétition de l’histoire de Bobby Fischer se justifie parce qu’elle s’insère dans une autre narration. Elle prend alors un sens différent. À la fin du livre, le héros, qui pensait n’écrire pour personne, réalise qu’il raconte en fait pour Théi l’adolescente, pour l’avenir. Les séries télévisées de « La Nouvelle Fiction Chinoise » annonçaient, elles, à l’avance la Troisième Guerre mondiale et le sort des reclus, mais elles sont également et plus encore pour Marcelo un moyen a posteriori de comprendre sa situation.

De la gangue de cette narration discontinue, heurtée, se dégagent une histoire de notre présent éclatée, déportée dans le temps, ainsi qu’une réflexion à la fois douce et acérée, poétique, sur la façon dont « nous ne sommes que langage » et sur l’aide que les fictions peuvent nous apporter pour nous situer par rapport à notre passé, et donc à notre futur.

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