Perpétuer la lignée

Dans son unique texte en prose, Générations : mémoires d’une lignée du Dahomey traduit par Patricia Houéfa Grange, la poétesse Lucille Clifton (1936-2010) livre la traversée de sa famille esclavisée. Le temps de l’esclave, sujet à l’effacement, est mis à l’épreuve des mémoires d’un père et d’une fille, arrière-arrière-petite-fille de Mama Caroline du Dahomey, qui font le relais d’une lignée qui refuge la destinée imposée des conditions de l’esclavage.

Lucille Clifton | Générations. Mémoires d’une lignée du Dahomey. Trad. de l’anglais par Patricia Houéfa Grange. Préface de Toni Morrison. Les Prouesses, 128 p., 18 €

« Qui se souvient des prénoms des esclaves ? Les enfants d’esclaves uniquement. » Est-ce un problème que seuls les enfants d’esclaves se souviennent des prénoms de leurs parents ? Si c’est un problème, Lucille Clifton cherche-t-elle à le résoudre ? Y parvient-elle ? Comment ? Générations. Mémoires d’une lignée du Dahomey est ce récit bref de mémoires partagées entre un père et une fille décryptant le mutisme partiel de la matriarche autour de leur famille, récit dans lequel la poétesse Lucille Clifton, amie de Toni Morrison son éditrice, donne à voir la traversée plus globalement du Noir esclavisé dans les États-Unis esclavagistes et ségrégationnistes car « l’esclavage […] C’était pas un truc dans les livres […] Même les bons moments c’tait affreux ». Il ne s’agit pas d’un récit décrivant la condition de l’esclave comme l’a fait à partir de 1845 Frederick Douglass (1818-1895) dans sa Vie d’un esclave américain, témoignage sans exagération aucune des faits en tant qu’il était lui-même esclave comme l’arrière-arrière-grand-mère de Lucille.

Lucille, un prénom qui traverse les générations dans cette « lignée du Dahomey », a cherché des traces, des preuves qui authentifieraient les mémoires de sa famille. Pour éviter une pure légende familiale, c’est-à-dire pour inscrire ces mémoires, à travers des marqueurs spatio-temporels du passé, dans l’histoire qui, elle, entretient un rapport de véracité factuelle, toutes proportions gardées, à ce qui est raconté et transmis. En même temps, « les tombes des esclaves sont toujours […] anonymes ». Son mari, Fred Clifton, évacue cette inquiétude en énonçant, pour l’apaiser, qu’« en histoire, même les mensonges sont vrais ».  

Qui était alors cette famille d’esclaves ? Ce sont les Sayles. Sale était le nom des esclavagistes, modifié en Sayle pour les esclaves puis pluralisé par Samuel Sayles, père de Lucille Sayles devenue Clifton. Perpétuer la lignée, en effet. Ne pas s’arrêter au stade de la condition d’esclave en se multipliant, comme si fatalement tout devait s’arranger pour l’homme noir au fil du temps. Avant d’être une Sale parce que achetée puis mariée avec Oncle Louis Sale, esclave au service du Vieux Père John F. Sale, Caroline Donald est une petite fille du Dahomey, « née en Afriki », qui débarque en Amérique et est mise en esclavage. Les mariés ont quarante-six ans d’écart ! Formée comme sage-femme, son utilité la situe en pole position aux yeux de tous, au point d’être la seule esclave retenue dans la mémoire de la « dame blanche », une Sale, qui a trouvé l’annonce de Lucille « dans le journal de Belford » parce que « ses parents ont été mis au monde par la sage-femme, Mama Caroline ». Cette descendante des Sale esclavagistes a « compilé et imprimé, à titre privé, une histoire de la famille Sale/Sayle du comté de Belford en Virginie ».

Quand Mama Caroline est morte, Samuel Sayles avait huit ans. Il dit avoir le souvenir de tout ce qu’elle lui racontait, estimant qu’elle pouvait aussi avoir le souvenir de tout ce qui se passait en Afrique et dont elle ne parlait pas toujours. Elle se contentait, à certaines demandes de son arrière-petit-fils, de secouer la tête.

Générations : mémoires d’une lignée du Dahomey, Lucille Clifton
Archives personnelles © Lucille Clifton

La marche de Mama Caroline, à l’âge de huit ans, de La Nouvelle-Orléans à la Virginie en passant par le Mississippi, l’Alabama, la Géorgie, la Caroline du Sud, la Caroline du Nord… donne aussi à penser la cartographie des routes de l’esclavage américain et les exactions que les Américains noirs ont endurées, hommes ou femmes ; ces dernières ont beaucoup souffert, quel que fût leur âge, à l’image de Mama Caroline, mariée très jeune. Routes qui furent suspendues dans leur tracé réel en décembre 1863 lors de l’adoption du XIIIe amendement de la Constitution des États-Unis abolissant l’esclavage et la servitude involontaire. Mais pas suspendues dans leur tracé imaginaire jusqu’à aujourd’hui, dans les structures mentales et sociales du pays. Beaucoup d’exemples confirment le mépris du corps noir dans les États-Unis contemporains. Le mouvement social et politique Black Lives Matter était une réaction à une énième manifestation de mépris de la vie du Noir par l’institution policière notamment.

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Sur un ton d’une rare émotion, Lucille Clifton livre son parcours singulier au sein de sa famille. Cette mise en récit des mémoires familiales s’ouvre sur un retour à la maison de cette famille dont son frère Sam et elle avaient voulu se détacher. Consciente de la place dégradante du Noir dans son pays, Lucille est intelligente et sage, poursuit des études, elle est la seule à aller à l’université. Le dire ainsi paraît énorme. Encore plus extraordinaire en termes d’avancée lorsqu’on connaît, par exemple, les stratégies d’une Hannah Crafts pour seulement apprendre à lire, comme elle le raconte dans son Autobiographie d’une esclave. Plus d’un membre de la famille projetait un avenir différent pour Lucille ; par exemple, son père dira, pour la comparer à une fonctionnaire de leur quartier : « Lue, si tu continues à êt’ une bonne fille et si tu continues à avoir d’bonnes notes alors tu pourras êt’ exact’ment comm’ elle. » Son départ pour l’université ravissait jusqu’à son église, prolongement de la solidarité de ceux qui se ressemblent, qui font famille car, écrit Lucille Clifton, « les générations des gens de couleur forment des familles ».

L’histoire de l’esclavage en Amérique est intimement liée à la religion chrétienne, encore plus l’histoire des esclaves états-uniens. L’espace ecclésial, pour le parcours du Noir, est susceptible de multiples interprétations, parfois contradictoires. D’un côté, l’Église détourne le croyant de son présent mortifère pour lui faire espérer le paradis s’il est bon et soumis, elle fait de lui quelqu’un qui s’engage pour les choses du ciel, éternelles et essentielles. De l’autre, elle facilite les luttes sociales contre les injustices, au point qu’un pasteur baptiste est devenu et demeure le chantre de ces luttes : Martin Luther King. Lucille Clifton fait partie des figures de ce militantisme au service d’une égalité réelle, de sexes, de « races », de classes, au sein de la société.

Si la famille est ce lieu de protection et d’amour partagés, elle est tout aussi déchirements et enfermement. Déchirements quand il y a plusieurs épouses, plusieurs enfants de mamans différentes. « Il nous a fait beaucoup de mal à tous et nous lui avons fait beaucoup de mal, comme le font les gens qui s’aiment », lâche Lucille au sujet de son père. Samuel Sayles a eu trois épouses successivement et une petite amie. Thelma Moore, mère de Sam et de Lucille, était sa deuxième épouse et l’amour de sa vie. Enfermement quand la femme fait profil bas et encaisse les dégâts du patriarcat. Lucille Thelma Clifton décrit en effet un père extraordinaire mais un mari qui, pour le moins, laisse à désirer. Elle s’émeut devant son père installé dans son cercueil, maigre, le nez crochu, et bel homme. Cet homme aimait sa famille démesurément. « C’était un homme solide, un père de famille solide », mais qui houspillait sa femme, qui pouvait passer la nuit à boire sans rentrer à la maison, qui ne comprenait pas les crises épileptiques de sa femme, la traitant de « folle ». Une femme qui espérait une vie normale et saine pour sa fille à qui elle conseillait de partir. « Va-t’en, va-t’en. Je n’ai pas eu une vie normale. Je veux que tu aies une vie saine. Je veux que tu t’en ailles », assène la maman qui partageait des moments de complicité avec sa fille, devenue mère de six enfants, parce qu’en dernière instance : « Tout ne s’effondre pas. Tout tient bon. Les lignées entrent en connexion d’une façon subtile qui dure et perdure et les vies deviennent des générations faites d’images et de mots simplement conservés. »

Générations : mémoires d’une lignée du Dahomey, Lucille Clifton
Archives personnelles © Lucille Clifton

D’abord poétique, sa langue est un partage du sensible, illuminant les zones d’ombre que produit l’humanité contre son propre déploiement. Sa poésie ne crée pas de monde. Sa prose non plus. On a du mal à démêler le réel du fictionnel dans ce récit biographique familial. Sa prose veut visibiliser et par là rendre historiques les vies invisibilisées dans les lieux de mémoire classiques comme par exemple une tombe où les noms d’esclaves ne figurent pas. L’âge d’un esclave n’est jamais simple à connaître, comme le signale Frederick Douglass lorsqu’il écrit : « La grande majorité des esclaves connaissent aussi peu leur âge que les chevaux ; tous les maîtres avec qui j’ai eu des rapports aimaient à tenir leurs esclaves dans cette ignorance. Ils savent que cet événement a eu lieu à l’époque de la plantation, de la moisson, des cerises, du printemps ou de l’automne, mais voilà tout. » Tout cela contribue à empêcher la persistance de l’existence du Noir, de sa mémoire. Ce récit de famille se confronte à ce problème, car les noms des personnages sont aussi vrais que leurs existences passées et futures.

Il y a des textes dont il est possible d’enlever ou de déplacer des passages, des expressions, des mots, pour les rendre plus légers, plus fluides. Générations n’en fait pas partie. Tout ou presque est essentiel. La profonde réflexion sur la mémoire de l’esclavage est enveloppée dans une prose au souffle poétique. Cette langue se caractérise par sa sobriété formelle et une imagination débordante. Imagination qui écrase les imaginaires de l’écrasement colonial.

L’immense poétesse que fut Lucille Clifton, disparue en 2010, a été remarquée à ses débuts par Langston Hughes (1901-1967). Son premier recueil, Good Times, parut en 1969. Une édition complète de son œuvre poétique, The Collected Poems of Lucille Clifton, est sortie en 2021, avec une préface de Toni Morisson, dont un extrait sert de préface à cette magnifique traduction de Generations: A Miroir dont nous gratifie Patricia Houéfa Grange. Puisse l’écho de son œuvre, si importante, rejoindre celui qu’ont déjà eu en France les travaux de son amie Toni Morisson, Prix Nobel de Littérature. Lucille Clifton a reçu de prestigieux prix littéraires dans la sphère américaine, notamment le National Book Award for Poetry pour Blessing the Boats: New and Collected Poems, 1988-2000.