Voici enfin une traduction en français de K. L. Reich, roman de l’écrivain catalan Joaquim Amat-Piniella (1913-1974). C’est une reconnaissance bienvenue mais tardive du côté de la France pour un ouvrage qui, rédigé juste après la Libération et publié en 1963 en espagnol puis en catalan, compte beaucoup dans la mémoire républicaine catalane.
K. L. Reich retrace l’exil des républicains espagnols à la fin de la guerre civile, leur détention dans les camps de concentration français (un décret de l’administration précise, au sujet des camps improvisés sur des plages, qu’il s’agit bien de camps de concentration et non de lieux pénitentiaires), leur enrôlement dans l’effort de guerre français dans la zone de combat, leur arrestation par l’armée allemande et leur incarcération dans des stalags sans bénéficier du statut de prisonnier de guerre, puis leur déportation en tant qu’apatrides, communistes (sans tenir compte des nuances politiques qui ont tragiquement distingué les républicains les uns des autres), avec la complicité des régimes franquiste et français, en majorité vers le camp autrichien de Mauthausen. Si des Espagnols sont déportés dès le 4 août 1940 depuis le stalag de Moosburg, en Bavière, le convoi des 927 Espagnols (hommes, femmes et enfants) parti d’Angoulême vers Mauthausen le 20 août est le premier convoi de déportés civils depuis la France vers les camps de concentration.
Que Joaquim Amat-Piniella ait survécu n’aura pas suffi, comme pour nombre de ses compatriotes, à réparer l’immense gâchis humain puisque la censure du régime de Franco, la méfiance à l’égard des communistes sous influence stalinienne, n’ont pas favorisé le retour à la liberté qu’il aurait amplement mérité. Dans les années 1950, Joaquim Amat-Piniella est retourné dans sa ville natale pour y présenter son roman. Il s’est fait expulser par la Guardia Civil et son ami Josep Arnal – dont nous évoquons le destin dans cet article – s’est vu refuser par deux fois la nationalité française alors qu’il a passé le reste de sa vie en France au retour de Mauthausen et qu’il est l’auteur du personnage Pif le chien. Dans un poème datant de sa captivité (les Poèmes de l’Exil), Piniella écrit : « Dis-moi que le gris du ciel ne s’en va pas / et que rien de ce que j’aime n’a été perdu / que le monde entier attend mon retour / et que les racines des arbres sciés seront pendues… »
Né en 1913 à Manresa, le jeune intellectuel catalan fonde avec des amis une revue culturelle, crée un club de jazz et publie un premier livre sur les mouvements d’avant-garde de l’époque. Il milite au sein des jeunesses de la gauche républicaine de Catalogne, Catalogne qui est devenue en 1931, le jour même de la proclamation de la seconde république espagnole, une région autonome, la généralité de Catalogne, dirigée par Lluís Companys, qui fut arrêté le 13 août 1940 à La Baule par un policier espagnol avec l’aide de la Gestapo, et fusillé le 15 octobre à Montjuic.

On ne peut évoquer Joaquim Amat-Piniella sans dire un mot de ses camarades. Ferran Planes, avec qui il travaille dans les vignes du Roussillon avant de réintégrer le camp de Saint-Cyprien, est l’auteur d’un roman, El desgavell (la pagaille), paru après la guerre et non traduit en français. Pere Vives, un jeune intellectuel amoureux de littérature et de poésie qui rencontre Piniella et Ferran Planes au début de la guerre civile (« quel grand écrivain il aurait été si les nazis ne l’avaient pas assassiné », s’exclame Monserrat Roig dans son ouvrage Les Catalans dans les camps nazis). Il mourra à Mauthausen d’une injection d’essence dans le cœur. Des lettres de lui ont été publiées en 1972. Joseph Hernandez, un musicien, et enfin Josep Cabrero Arnal, dont le talent de dessinateur est déjà reconnu avant la guerre civile. Il a créé Top le chien, Top el perro, qui deviendra après la guerre Pif le chien dans L’Humanité. Ils se retrouvent tous les cinq à Belfort dans un stalag. Ferran Planes et Hernandez réussissent à s’évader, les trois autres sont déportés à Mauthausen. « Amat et moi, on était cul et chemise et on avait toujours réussi à rester ensemble », raconte Josep Arnal à Montserrat Roig lorsque celle-ci rassemble les témoignages des Catalans, survivants des camps nazis. Dans le roman qui nous occupe, on retrouve la trace des témoignages d’Arnal ou de Piniella ou de Planes recomposés au gré de l’invention romanesque.
La continuité de conscience n’est pas seulement le signe d’un flow of consciousness propre au roman psychologique du vingtième siècle, c’est une façon de tisser un témoignage collectif. Primo Levi, dans Les naufragés et les rescapés, l’exprime avec une grande clarté : « nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins. [Ceux] qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux, les “musulmans”, les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale ». Un témoignage est souvent partiel, incomplet, parfois même incompétent. C’est souvent grâce au recoupement, au croisement, que les témoignages deviennent capables de dessiner l’empreinte d’un monde. Le roman, lorsque Francesc meurt, préserve la possibilité d’une parole intérieure, en donnant la parole à Emili. Emili qui est le premier en arrivant à Mauthausen avec Francesc à voir la déshumanisation. Il observe un petit groupe de trois ou quatre hommes : « il dut faire un effort pour reconnaître en eux des hommes » ; « il éprouvait la sensation éthérée de sa propre absence. Il avait abandonné son corps gisant parmi les autres hommes, mais il ne s’en sentait pas moins hôte de l’univers ».
Sur 7 300 républicains espagnols déportés à Mauthausen, 2 000 seulement ont survécu. Si le camp n’est pas comme à Treblinka un camp d’extermination, il n’en reste pas moins que la moitié des déportés à Mauthausen ont été assassinés. Les causes de la mort : l’épuisement, la maladie, la faim, la pendaison, les assassinats par balle, les injections d’essence dans le cœur, le gazage effectué de diverses façons et à divers endroits : au château de Hartheim, à moins de quarante kilomètres de Mauthausen, au camp central de Mauthausen, dans une chambre à gaz mise en activité en mai 1942, dans des camions, en particulier un véhicule qui circulait entre le camp central et le camp annexe de Gusen, et à Gusen I et Gusen II, dans des baraques rendues étanches. On estime qu’environ 5 200 détenus furent gazés à Mauthausen et à Gusen et environ 8 000 au château de Hartheim (en plus des 18 269 handicapés qui y ont été gazés dans le cadre de l’Aktion T4, entre mai 1940 et août 1941).
Lieu sinistre où les chances de survie n’étaient pas nulles mais faibles (sur 190 000 déportés à Mauthausen et dans les camps annexes, 90 000 ont trouvé la mort), en particulier pour les Espagnols au début de la guerre. Chassés d’Espagne par les troupes de Franco, abandonnés par l’armée française alors même qu’ils s’étaient en grand nombre engagés dans les CTE (Compagnies de travailleurs étrangers), dès mars 1939, qui contribuaient à l’effort de guerre, en particulier au renforcement de la ligne Maginot, se retrouvant par conséquent dans la zone des opérations et faits prisonniers par les Allemands, les Espagnols sont à Mauthausen désignés par le triangle bleu des apatrides avec la lettre S pour Spanier.
Joaquim Amat-Piniella raconte ce que d’autres témoignages décrivent aussi : l’arrivée au camp, la tonte, la désinfection, la douche, l’enregistrement. Dans un espace impossible à circonscrire parce qu’au camp principal de Mauthausen il faut ajouter quarante-cinq camps annexes plus le château de Hartheim, et imaginer que ces différents lieux correspondent à autant de kommandos enrôlés par diverses entreprises. Ainsi Josep Arnal se retrouve à Steyr pour travailler dans une usine d’armement, la firme Steyr-Daimler-Puch AG qui est la plus grande entreprise autrichienne d’automobiles et d’armement. Après l’Anschluss, elle devient une filiale de l’Hermann Göring Werke, un groupement d’usines contrôlé par Hermann Göring. À Ternberg, où se retrouve Joaquim Amat-Piniella, le kommando qui s’appelle César, du nom d’un anarchiste espagnol, César Orquín Serra (1917-1988), travaille à la construction d’un barrage et d’une centrale électrique sur un affluent du Danube, l’Enns. Cette centrale électrique est toujours en activité. Sur le site de l’usine, il est seulement indiqué que la mise en service date de 1949 après plus de dix ans de construction, sans autres précisions. César Orquín Serra est un personnage important dans le roman de Joaquim Amat-Piniella où il apparaît sous le nom d’Auguste. Son caractère autoritaire est décrit avec ironie. Après sa mort, sa fille a retrouvé des documents attestant qu’il avait sauvé 300 de ses compatriotes et il est devenu un héros [1].
Ce personnage singulier permet de comprendre comment, après avoir été dans la ligne de mire des SS, les Espagnols se sont progressivement organisés, ont appris l’allemand comme ils ont pu et, surtout, ont intégré ce que les Allemands appellent les Funktionshäftlinge, les prisonniers d’encadrement, ce qui leur a permis de sauver certains camarades en les plaçant dans des kommandos moins durs. Le roman de Joaquim Amat-Piniella remet les communistes à leur place, lesquels ont certes un sens de l’organisation et de la manipulation qui aura eu son utilité, mais il demeure imprudent de leur attribuer tout le mérite de la résistance à Mauthausen. Le roman de Joaquim Amat-Piniella est un chemin de traverse, un chemin qui ne mène nulle part au travers de la forêt, au cœur de la complexité humaine de la zone grise, de la destruction. Et il démontre parfaitement que c’est bien par le passage d’une voix à une autre que persiste l’être, et que l’amitié est avant tout la forme accomplie de l’anarchie.
[1] Au sujet de César Orquín Serra, signalons deux parutions en espagnol : Llin Llopis, César Orquín Serra : El anarquista que salvó a 300 españoles en Mauthausen, publication indépendante (2020), et Ernest Gallart, El kommando césar, los republicanos españoles en el sistema concentracionario del KL Mauthausen (éditions Memoria Viva, 2011).