Le portrait d’un mineur du Donbass, le photogramme d’une plante rare, un homme et une femme devant le mur de Berlin… Katja Petrowskaja puise l’histoire du XXIe siècle, et singulièrement celle du pays où elle est née, l’Ukraine, à la source d’une myriade d’images. Sans jamais en épuiser le sens.
Katja Petrowskaja est fille de l’Histoire. Inquiètement. Passionnément. Inextricablement. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire son premier récit, Peut-être Esther (Seuil, 2015), dans lequel elle narre, sur plusieurs générations, le destin hors du commun de sa famille, des juifs originaires de ce que l’on appela naguère la Mitteleuropa. Précisons encore que l’autrice est née et a grandi à Kiev dans l’Ukraine soviétique des années 1970, aujourd’hui capitale du pays agressé que l’on sait. Les faits sont têtus, particulièrement lorsqu’ils se drapent dans les oripeaux de l’injustice et du mensonge, et sans doute expliquent-ils, pour une large part, les textes qui composent La photo me regardait, recueil de chroniques données à la Frankfurter Allgemeine Zeitung et paru il y a deux ans en Allemagne. L’adresse au lecteur est, à cet égard, sans ambiguïté aucune : « Ce livre ne traite pas de la guerre, mais il est pris en tenaille par la guerre. »
De fait, chaque photographie que l’autrice choisit de commenter – mais le mot dit mal toute l’ampleur de son regard, son amplitude même – nous ramène, d’une manière ou d’une autre, de l’autre côté du « rideau de fer ». Voyez comment, par exemple, elle lit la répression du printemps de Prague sur le visage de ce vieil homme photographié par Josef Koudelka : « Et voici que se tient là ce vieillard, visage distillé de la tristesse et de la défaite, leur représentant. Il observe les événements et en témoigne. » Et comment, encore, elle lie le paysage blanc insistant des photographies prises par Danila Tkachenko à la neige « infinie du goulag des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov ».

« Quand on colle un coquillage contre son oreille, on entend au loin le bruit de la mer qu’il garde en lui. La bande-son d’une époque reculée, un souvenir qui advient au présent. Quand on colle un coquillage contre son oreille, on entend le bruit de son propre sang, le battement de son propre corps. Non, ce sont des contes, car en réalité on entend les vibrations de l’espace que le coquillage restitue à travers sa fréquence propre. » Rarement regard aura été aussi attentif à ce qu’une photographie montre et dissimule, ouvre comme imaginaire et renferme comme évidence : preuve et point d’interrogation. Car Katja Petrowskaja choisit d’explorer, exploiter, le sens pluriel des images plutôt que de les « réduire » à une vérité originelle, préférant, et de loin, la métaphore à la métaphysique. Et l’on ne peut que s’en réjouir.
Voici, autre exemple, cette photographie d’une plante, un photogramme, pour être précis, d’Anaïs Tondeur, extrait d’un petit album trouvé à China Town, « au milieu de fruits et légumes d’espèces inconnues, d’articles de lingerie et de chaussures en plastique de toutes les couleurs », The Chernobyl Herbarium : « Aucun botaniste n’a jamais pu l’identifier. Elle m’a fait l’effet d’une baguette magique, j’ai compté les étamines. Dix. » La plante ressemble à un chandelier de Hanoucca avec une branche en plus, mais aussi un décalogue, ou plus simplement un joyau : « Est-ce une plante mutante, nouvellement éclose et encore seule au monde ? » Toutes les hypothèses sont permises. Le livre lui-même est un répertoire, un réservoir de questions : une forêt vierge ? ou enchantée ? Il faut alors interroger le nom même de Tchernobyl, qui signifie « herbe amère » ou « absinthe (du genre Artemisia) ». Puis c’est le moment de passer à une relecture de l’article que Walter Benjamin consacra aux photographies de Karl Blossfeldt, « Du nouveau sur les fleurs ». Le regard s’apaise, il faut conclure, au moins provisoirement. Un ultime rappel : « une scène de l’apocalypse : un monstre surgit de la mer, il a sept têtes, sur lesquelles dix petits bonnets brillent comme des diadèmes. D’une inquiétante beauté. Une alarmante lueur qui ne faiblit jamais. »

Il y a une véritable intelligence du regard chez Katja Petrowskaja, qui consiste à tirer un fil visible, l’enrouler autour d’un autre, moins visible, passer d’une idée toute faite à une image qui vient la conforter ou la déplacer, greffer un souvenir sur une forme, diluer le passé dans le présent. Prenez cet homme photographié par Jessie Tarbox Beals, qui tient un canard en bois, « comme s’il était vivant » : « avec un tel visage, il aurait pu être l’un des mimes ou des acteurs de l’époque du cinéma muet ». Mais non, il s’agit d’un indigent qui travaille dans un atelier de jouets. Sa femme est malade, il gagne trois dollars par semaine. L’histoire pourrait s’arrêter là, le regard cependant la déborde, il se fait empathique, ce n’est plus l’homme que l’on voit, ni même son visage, mais sa bonté, transmuée : « Et si l’on regarde encore une fois son visage, qui ressemble tout d’un coup à celui du canard, et que l’on suit les cinq courbes qui sont peintes sur le flanc de l’animal et font écho aux doigts de William, on pourra vraiment croire à la vision que tout est dans la main de l’homme. »
Bien sûr, les histoires que raconte Katja Petrowskaja font écho à son histoire, qui prend ancrage dans l’Histoire. Toujours, un détail de l’image lui parle de son enfance à Kiev, réveille des démons à peine enfouis. L’ogre russe n’est jamais loin, la tristesse d’avoir dû quitter son pays natal, la blessure d’un souvenir qui ne peut se refermer et se referme pourtant, comme lorsqu’elle se penche sur une photographie de Natela Grigalashvili qui lui rappelle un voyage qu’elle fit, enfant, en Géorgie : « Peut-être que les souvenirs ressemblent à cette photo : légèrement flous et en noir et blanc, à la fois documentaires et illusoires. On regarde en arrière, et tout est encore là : la fillette qui nous fixe avec confiance, les vaches qui rentrent à l’étable, le chien qui s’occupe de ses puces. Le brouillard va bientôt descendre et envelopper le village de montagne de Tagveti (le village des souris, en géorgien). L’oubli est à l’œuvre. »
Heureusement, l’imagination reprend le dessus, le regard se pose sur une autre photographie, une autre encore. Chacune recèle une histoire qui recèle une histoire qui recèle une histoire. Le mouvement ne s’arrête jamais et c’est ce qui fait la beauté de ces textes : d’interroger continûment le fond d’images sans fin.