Tchernobyl 1986, Fukushima 2011 : l’avenir des catastrophes

Que pense-t-on aujourd’hui des deux événements nucléaires les plus importants depuis Hiroshima et Nagasaki ? Généralement, Tchernobyl est décrit comme un accident industriel, suivi d’une explosion, d’un incendie et d’un nuage radioactif errant : limité dans le temps, avec peu de victimes. Tout comme l’explosion puis la fonte de trois des six réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima, suite à un séisme doublé d’un puissant tsunami. En cette année de leurs trente-cinquième et dixième anniversaires, on « actualise le passé » alors qu’il faudrait « actualiser l’avenir », notait déjà, à propos d’un anniversaire précédent, le sociologue Frédérick Lemarchand. Car ces catastrophes ne sont pas terminées : on en meurt toujours et l’irradiation demeure, ce que rappellent à leur manière trois livres récemment parus.


Galia Ackerman et Iryna Dmytrychyn (dir.), Tchernobyl. Vivre, penser, figurer. L’Harmattan, coll. « Présence ukrainienne », 260 p., 27 €

Cécile Asanuma-Brice, Fukushima, dix ans après. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 216 p., 12 €

Kate Brown, Tchernobyl par la preuve. Vivre avec le désastre et après. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Cédric Weis et Marie-Anne de Béru. Actes Sud, coll. « Questions de société », 524 p., 25 €


Frédérick Lemarchand intervient dans l’ouvrage collectif dirigé par Galia Ackerman et Iryna Dmytrychyn qui aborde la problématique de Tchernobyl au sens large. Il fait partie du petit groupe de chercheurs qui, en France, ont inlassablement attiré l’attention sur la nature de la catastrophe, écrit des livres, traduit des textes, organisé des missions de terrain ou une exposition à Barcelone. Au point qu’aujourd’hui le lecteur francophone peut accéder à une riche documentation.

Ce dernier ouvrage réunit des articles issus d’un colloque de 2016 et des témoignages. L’accident fait partie intégrante du choix du nucléaire (civil et militaire) avec ses longues conséquences sanitaires et écosystémiques, insiste Lemarchand en citant cet adage : « Si vous prenez des centrales vous devez prendre Tchernobyl – ou Fukushima – avec. » Ce que développe, dans un autre style, un texte saisissant de Yoann Moreau, physicien, anthropologue et dramaturge, au titre annonciateur : « Une histoire du futur radioactif ». C’est une sorte de journal de ses rencontres avec les deux événements nucléaires sur lesquels il est amené à écrire pour le théâtre. En mars 2012, il note : « Ces catastrophes ne sont pas uniquement spectaculaires mais de l’ordre du bruit de fond. Elles n’ont plus la forme d’un aléa violent et brutal, mais sont devenues invisibles et lentes, diffuses et continuelles, de type atomique. » Un entretien émouvant avec la poétesse ukrainienne Lina Kostenko évoque la Polésie, territoire de l’explosion, dont elle craint la disparition. Elle parle de ceux qui, tel Rostislav Omeliachko, ont tenté d’en sauver le patrimoine culturel, et qui préparaient l’ouverture d’un musée hypothétique.

Tchernobyl 1986, Fukushima 2011 : l’avenir des catastrophes

Vue de Prypiat, la ville située à 3 km de la centrale de Tchernobyl © D.R.

La littérature consacrée en Ukraine à la catastrophe elle-même, les « mots des maux », ou bien la « bibliothèque post-tchernobylienne » qui ne l’aborde que « par allusion ou en filigrane voire pas du tout », font l’objet d’un tableau précis d’Iryna Dmytrychyn. Sans oublier l’art pictural dont Ada Ackerman fait un défi. Dominée par un retour massif du registre symbolique et religieux, elle laisse paraître les « paysages paradoxaux » d’un Victor Chmatov (1936-2006), qui « documentent » l’évolution de sa terre natale, là où, au fil des années, « une catastrophe invisible s’abrite derrière une nature ensoleillée et fleurie ». Elle cite également un Guernica Tchernobyl du peintre russe Maxim Kantor, onze panneaux qui représentent « une humanité déchirée après la catastrophe, littéralement décomposée ».

Les études réunies dans ce volume concernent la pensée et la représentation de Tchernobyl. Dans le droit fil de leurs ouvrages précédents, les auteurs font de Tchernobyl « le paradigme des catastrophes écologiques et technologiques contemporaines » et ne cessent, avec le laboratoire de sociologie de l’université de Caen « d’analyser les conséquences humaines, à la fois collectives et individuelles, de la catastrophe ». Ils poursuivent leur réflexion jusqu’à une comparaison, moins convaincante, avec la pandémie de Covid-19.

On peut situer dans une perspective analogue l’entreprise de l’historienne américaine Kate Brown, spécialiste d’histoire environnementale et professeure de science. Elle publie une somme attendue, en français Tchernobyl par la preuve. Vivre avec le désastre et après, parue en anglais sous le titre : Le guide du survivant, un guide pour l’avenir. Elle aussi s’en prend aux récits officiels dans lesquels les « terrifiantes caractéristiques des accidents nucléaires disparaissent comme par enchantement » et qui placent, à force d’incertitudes, l’opinion publique « face à une impasse scientifique ». Aussi a-t-elle décidé de faire la longue enquête rapportée dans ce gros livre : « Mon objectif est d’évaluer avec plus de précision les dommages causés par la catastrophe et d’en mieux comprendre les effets sur la santé et l’environnement. » C’est d’autant plus important que Kate Brown retrouve et reconnaît dans les discours des autorités japonaises, après l’accident nucléaire de Fukushima en 2011, les mêmes stratégies, les mêmes arguments que ceux des officiels soviétiques en 1986 et après.

La chercheuse a composé une petite équipe et voyagé à de multiples reprises depuis 2004, à l’intérieur et autour de la zone de Tchernobyl. Surtout, elle a pu avoir accès aux archives des administrations des anciennes républiques soviétiques concernées, la Biélorussie et l’Ukraine, tant au niveau national que local, parfois dans un hôpital. Elle a épluché les statistiques, les rapports, lu des comptes rendus de réunions jusque-là inaccessibles, classés « réservés à l’administration » avant d’être progressivement déclassifiés dans les années 1990. Elle a pu les confronter aux témoignages, comme ce jour où elle trouve une pétition et des lettres d’un groupe d’ouvrières qui craignent la contamination. Elle prend sa voiture et se rend dans le village, vingt ans après, et déniche quelques survivantes ravies que quelqu’un ait lu leur lettre. Elle fait des découvertes qui confirment nombre d’intuitions de chercheurs ou de résidents locaux mis au secret sous la chape du mensonge officiel. En historienne, à partir de ces archives et d’enquêtes de terrain, elle sort des rumeurs et établit des faits.

Tout cela donne un volume passionnant, rédigé d’une plume alerte, avec des récits et des portraits attachants qui s’accommodent très bien d’exposés scientifiques parfois arides. Un texte vif, jamais polémique, toujours convaincant. Au début, sont définies la contamination et sa mesure. En dépendent la gestion des premiers jours et surtout celle des années suivantes. Kate Brown dépeint une sorte de panique intellectuelle où se livrent des querelles d’écoles et des bagarres bureaucratiques. Faut-il se fonder sur les radiations dans les sols ou dans les corps humains ? Faut-il évacuer tous les enfants et les femmes enceintes, et dans quelles conditions ? Qu’est-ce qui est dangereux, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Tandis que Moscou (notamment Gorbatchev, qui ne brille pas par le courage) tergiverse avec des experts bureaucrates et des ministres qui ne veulent pas croire les données reçues du terrain, les responsables biélorusses et surtout ukrainiens se rebellent.

Tchernobyl 1986, Fukushima 2011 : l’avenir des catastrophes

Prypiat, fondée en 1970 en République socialiste soviétique d’Ukraine © D.R.

Kate Brown raconte par le menu les conflits, entre autres celui avec le physicien biélorusse Vassili Nesterenko, dont on trouve témoignage dans La supplication de Svetlana Alexievitch. Il refuse d’obéir, prend des mesures contraires à celles de Moscou et se voit sanctionné. Elle brosse le portrait de ceux qu’elle appelle « les héros du quotidien », qui prennent des initiatives locales et se battent parfois au péril de leur vie. Ainsi cette physicienne qui s’est déguisée en femme de ménage pour analyser les radiations et avertir les dirigeants et les experts internationaux, ou encore deux autres qui ont harcelé leur supérieurs pour qu’ils protègent ceux qui buvaient de l’eau et du lait radioactifs. Kate Brown s’interroge aussi sur l’expertise internationale, les consultants des agences onusiennes qui « ont écarté les conclusions des scientifiques ukrainiens et biélorusses. En se fondant sur des modèles de calcul plus simples et plus généralisateurs, ils ont affirmé que les niveaux de radiations émis par Tchernobyl ne causeraient aucun dommage majeur à la santé humaine, à l’exception d’un petit nombre de cancers supplémentaires dans l’avenir. Ils ont répété ces déclarations pendant des années, malgré des signes clairs d’une alarmante épidémie de cancers pédiatriques. »

Cette bataille sur la mesure des radiations, leur nocivité, leur pérennité et leurs transmissions par les aliments et la vie naturelle, est au cœur de ce travail. Ce n’est pas la seule, mais c’est un point extrêmement sensible, au-delà de ces deux accidents de centrales. Kate Brown pose la question du nombre des victimes de l’accident de Tchernobyl, qu’elle estime, à partir des archives et des positions officieuses de responsables ukrainiens, entre 35 000 et 150 000 morts, et non 54. Elle soulève plus généralement, et dans le monde entier, la question des essais nucléaires, au Nevada, en Alaska, dans le Pacifique ou en Algérie. Des indemnisations commencent à être demandées par les populations locales, mais il reste à traiter sur le fond « le chapitre le plus démentiel et suicidaire de l’histoire de l’humanité ». C’est-à-dire traiter « l’invisible » dont parlait le peintre Victor Chmatov, et sortir de l’aveuglement sur l’avenir des catastrophes.

On s’en rendra compte en lisant le court essai sur Fukushima de Cécile Asanuma-Brice, intitulé simplement Fukushima, dix ans après. D’emblée, elle raconte « la gestion irresponsable » du désastre nucléaire après le tsunami, la panique, les cafouillages de l’évacuation, la réouverture des écoles, etc. Elle dit comment, finalement, les citoyens et chercheurs mobilisés résistaient, modifiaient la définition des zones d’évacuation, remettaient en cause les acteurs publics de la santé, jusqu’à manifester dans les rues et exiger l’arrêt du nucléaire.

Sociologue, l’auteure, qui codirige un programme international de recherche du CNRS sur les « post-Fukushima studies », réside au Japon depuis vingt ans et a vécu de près la catastrophe et les atermoiements politiques des autorités depuis dix ans. Elle nous livre son « manuel de survie » après le désastre. Comme celui de Kate Brown, il se termine auprès des populations qui vivent dans les zones contaminées. Cécile Asanuma-Brice discute les tentatives de l’administration pour décontaminer, reconstruire, développer. Elle raconte pourquoi ceux qui en sont sortis, qui sont partis ailleurs élever leurs enfants, ne veulent pas revenir. « Les institutions gestionnaires de l’accident n’ont pas suffisamment pris en compte les conséquences psychologiques de la catastrophe et ont mésinterprété le désarroi dans lequel se trouvent un nombre important de réfugiés. » Telle est, selon elle, « la violence structurelle inhérente à la gestion des catastrophes industrielles », qui « génère beaucoup de colère et d’incompréhension ». Cécile Asanuma-Brice l’attribue au « libéralisme effréné » du gouvernement. La même violence a pourtant été constatée, à Tchernobyl, orchestrée par la machine soviétique.

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