Les fondements invisibles de la démocratie

Dans son essai Les institutions invisibles, Pierre Rosanvallon revient une fois encore sur les tensions qui travaillent en profondeur les démocraties contemporaines. Reprenant des réflexions et des exemples développés dans ses livres précédents (Les épreuves de la vie, 2021, Le bon gouvernement, 2015, La légitimité démocratique, 2008, La contre-démocratie, 2006, Le peuple introuvable, 1998), l’auteur tente une synthèse avec pour objectif affiché d’identifier les forces qui fragilisent l’ordre démocratique et constituent les soubassements, « venant des profondeurs » de l’histoire, des populismes d’extrême droite qui ne cessent de croître.

Pierre Rosanvallon | Les institutions invisibles. Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 336 p., 23,50 €

Afin de « rompre l’ensorcellement » et de décaler notre regard, Rosanvallon propose, comme à son habitude, une plongée dans une « histoire conceptuelle du politique » sur la longue durée. La thèse de l’ouvrage, exposée dans l’introduction, est ambitieuse : les démocraties contemporaines seraient actuellement en péril car elles ne parviennent plus à s’appuyer sur ce que l’auteur appelle les « institutions invisibles » qui en constituaient les fondements. Les « institutions invisibles » seraient au nombre de trois : la confiance, l’autorité, et la légitimité. 

Mais qu’est-ce donc qu’une « institution invisible » ? Quasi-nouveauté conceptuelle, les « institutions invisibles » sont définies par Rosanvallon sans raffinement théorique superflu. Il s’agit d’institutions « au sens où [elles] sont des facteurs d’intégration, de coopération, et de régulation structurant le monde social », et elles sont invisibles « car elles ne sont pas définies par des statuts ni gouvernées par des instances autorisées, et ne sont pas dotées de machines de mise en ordre ». Mais cette simplicité définitionnelle, un peu frustrante il faut l’avouer, n’est qu’un point de départ, et Rosanvallon s’efforce ensuite de préciser certaines des caractéristiques de ces institutions invisibles. Elles seraient ainsi des « institutions résultantes » et non des « institutions constituantes », c’est-à-dire qu’elles ne composeraient pas un environnement guidant l’action mais qu’elles seraient construites par les relations existantes. On voit bien que l’auteur essaie de maintenir le caractère émergent et interactionnel des concepts qu’il étudie, mais on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la réelle utilité de la mobilisation du concept d’institution dans ce cadre.

Les enjeux associés à la notion d’invisibilité sont plus clairement explicités par l’auteur. Il inscrit ainsi sa démarche théorique dans les pas de Bergson, en affirmant que le concept d’institutions invisibles est destiné à saisir « les aspects fluides de la réalité qui échappent à la pensée conceptuelle » et à identifier « l’élan vital » des sociétés. Sans confiance, sans autorité, et sans légitimité, pas de production de commun, pas de « temps social », ce qui conduirait, selon Rosanvallon, à des formes d’anomie. 

Les enjeux sont donc énormes, et les ambitions théoriques ne le sont pas moins. Les institutions invisibles permettraient ainsi pour l’auteur « un autre type de compréhension du social ». Selon une métaphore ouvertement organiciste, il s’agirait de saisir la « vie » des sociétés, leur « psychologie » et leur « moral », en identifiant des variables cachées de l’histoire qui se manifesteraient comme « des effets sans cause qu’il faut savoir décrypter ». L’approche relève parfois d’un certain réductionnisme, lorsque, par exemple, l’auteur voit dans les institutions invisibles des paramètres expliquant ici « ce qui assoit ou fait vaciller des empires » ou « décide du sort des batailles », là ce qui manquait à Montesquieu pour « analyser ce monde sur un mode désormais trinitaire [la loi, les mœurs et les institutions invisibles] ». 

Pierre Rosanvallon, Les institutions invisibles,
L’Assemblée nationale (Paris) © Jean-Luc Bertini

Ces ambitions conceptuelles, qui font l’originalité de l’ouvrage et lui donnent son titre, seront peu développées dans la suite du livre. Ses trois parties traitent de différentes dimensions, historiques et contemporaines, de la confiance, de l’autorité et de la légitimité, mais ne font que rarement référence au concept d’institution invisible

La première partie propose une histoire conceptuelle de ces trois notions, à grands traits et en remontant à l’époque romaine. Rosanvallon y souligne notamment son attachement à une conception de l’autorité associée à l’auctoritas romaine, aujourd’hui largement oubliée ou démonétisée, s’appuyant sur des éléments de reconnaissance morale et se distinguant du concept de pouvoir en ne se fondant pas sur une capacité de contrainte. 

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Dans la deuxième partie, l’auteur identifie des éléments intensifiant ou « consolidant » ces trois institutions invisibles, et participant à la production de commun. Sont ainsi présentés des « dispositifs instrumentaux » contribuant à « rendre le monde commensurable » – tels les normes et mesures, le langage partagé, ou encore la monnaie ; des cadres mentaux ou « imaginaires constituants » qui fabriquent du collectif au moyen de rituels ; et des modes de production d’« évidences partagées » – où les formes de vérités doivent être réconciliées afin de permettre d’envisager la démocratie comme « un processus d’institution collective raisonnée du monde commun ». 

La troisième partie du livre est consacrée aux visions et théorisations des trois concepts étudiés qui, au fil de l’histoire, ont contribué à leur dévalorisation, provoquant ainsi la crise de la modernité démocratique. Les théories d’Adam Smith sur le marché, l’organisation scientifique du travail de Taylor, l’invention des systèmes assurantiels, et, plus récemment, le rôle croissant de la blockchain sont ainsi présentés comme constituant une trame intellectuelle, profondément ancrée historiquement, déployant des manières de contrôler les incertitudes pour ne plus avoir à faire appel à des rapports de confiance entre acteurs sociaux. C’est ainsi, par exemple, que la confiance aurait été secondarisée. Identifiant des « résistances » et des « aveuglements », cette partie est l’occasion pour Rosanvallon de formuler une vaste gamme de critiques à l’égard des auteurs et écoles de pensée ayant contribué selon lui à affaiblir la confiance, l’autorité et la légitimité, ou bien à en orienter la signification dans un sens détruisant « le commun ». Une section particulièrement intéressante est consacrée au divorce entre la raison et le sens commun. En faisant remonter l’importance accordée à « la souveraineté de la raison » pour légitimer l’autorité du « bon gouvernement » aux critiques formulées à l’égard du « sens commun » – par les libertins du XVIIe siècle, puis par les Lumières, et enfin par les physiocrates –, l’auteur parvient à donner une certaine profondeur historique (conceptuelle) à l’arrogance technocratique engendrée par l’idée (française) d’un fondement en raison du pouvoir.     

Comme dans tous ses ouvrages, Pierre Rosanvallon fait preuve d’une grande érudition théorique, et on a plaisir à le suivre dans son cheminement intellectuel, de Cicéron à Jacques Rancière en passant par Thomas d’Aquin ou Rousseau, pour penser les notions de confiance, d’autorité et de légitimité. Mais, malgré son ambition bien identifiée de travailler à un renouveau de l’âge démocratique à l’heure des fake news et de la post-vérité, on peine parfois à saisir les enjeux réels des discussions autour des trois notions choisies. Pourquoi les singulariser par rapport à d’autres notions telles que la crédibilité, la justice, la compassion, la fidélité, la sincérité, l’autonomie, la liberté, ou l’égalité ? Pourquoi souligner leur invisibilité ? 

Le livre refermé, on ne peut s’empêcher de ressentir une certaine déception théorique. Après l’introduction, on avait pu imaginer que les institutions invisibles pourraient prendre la forme de méta-institutions résultant de configurations historiques jouant le rôle d’institutions instituantes, mais les développements de l’ouvrage ne nous éclaireront pas, et la notion ne sera presque plus mobilisée ni explicitée. Mais, finalement, peut-être est-ce mieux ainsi, car il ne nous semble pas évident que l’introduction de cette notion soit nécessaire au propos de l’ouvrage. Elle peut même prêter à confusion. En effet, utiliser la notion d’institution, quelle qu’en soit l’acception, tend à réifier les rapports humains qu’elle désigne et subsume. Même si l’auteur s’en défend, parler de la confiance (ou, pire encore, de l’autorité) comme d’une institution ne risque-t-il pas de suggérer que la confiance existerait en soi, indépendamment des interactions entre individus et en dehors des institutions (bien tangibles) qui la permettent et l’entretiennent ? 

Une autre réserve concerne plus largement l’histoire conceptuelle du politique telle qu’elle est pratiquée dans l’ouvrage. En généralisant des analyses à partir de cas historiques exclusivement centrés sur les concepts et les théories (et jamais sur les pratiques), on peut se demander si les notions ne sont pas parfois confondues avec l’usage (politique, rhétorique) de ces mêmes notions. La performativité de la confiance est-elle liée à la notion de confiance elle-même (comme semble l’indiquer Rosanvallon) ou bien plutôt à l’usage situé de la confiance comme représentation collective ? Dans ce cas, la dimension « résultante » de l’institution, davantage proclamée que réellement intégrée à l’échafaudage théorique de l’ouvrage, paraît peu convaincante. 

Enfin, après les attentes suscitées par l’introduction et le rappel des enjeux politiques cruciaux associés à la montée de la défiance dans nos démocraties, on ne peut qu’être déçu par les solutions proposées en conclusion. Il n’est pas certain que la mise en œuvre d’une politique de transparence de la vie publique (déjà existante) ou un éloge des agences administratives indépendantes suffisent à renverser la vapeur et à « rompre l’ensorcellement » des populismes d’extrême droite.   


Volny Farges est Maître de conférences en épistémologie et histoire des sciences à l’ENS Paris-Saclay.