Les ambassadeurs

Le magistral essai de Maxim Boyko, Représenter le roi au sortir du XVIe siècle, explore méthodiquement les coulisses et les sous-sols des allées royales diplomatiques franco-anglaises pendant la première moitié du XVIIe siècle.

Maxim Boyko | Représenter le roi au sortir du XVIe siècle. France et Angleterre en quête d’un art diplomatique (1610-1642). Préface d’Olivier Christin. Classiques Garnier, 904 p., 45 €

Sensible au renouvellement historiographique des dernières décennies en matière de relations internationales, Maxim Boyko tient à y contribuer en offrant une double perspective dans ce champ de recherche qui n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune étude complète, alors que la France de Mazarin, l’Angleterre de Cromwell ont été soigneusement examinées. Boyko propose « une approche souple qui nous fait circuler dans les textes comme les acteurs circulaient dans les cours ». D’emblée, il se démarque des visions romanesques de la période popularisées par Walter Scott ou Alexandre Dumas. Aussi rigoureux, austère et méritoire qu’un rapport administratif, Représenter le roi devrait lui valoir l’estime de ses confrères, même s’il met l’amateur à rude épreuve.

La préface d’Olivier Christin commence par un triste symbole : l’arbre de l’amitié, un chêne offert en cadeau à Donald Trump par Emmanuel Macron, planté en avril 2018 par les présidents français et américain, a disparu peu après des jardins de la Maison-Blanche. En fait, il avait été déterré pour une période de quarantaine obligatoire sitôt la cérémonie achevée, et n’aurait pas survécu à cette épreuve. C’est l’occasion de quelques allers et retours entre passé et actualité récente, les tentatives des monarques pour contrôler les initiatives de leurs diplomates et le mécontentement de Macron qui reproche aux siens de faire obstacle à ses efforts d’amabilité envers Vladimir Poutine. 

La périodisation adoptée se situe entre deux faits majeurs, l’assassinat d’Henri IV côté France, et en Angleterre le début de la guerre civile qui conduira à l’exécution de Charles Ier. La nature « protéiforme » de la diplomatie franco-anglaise accroit la difficulté de dresser une liste fiable des ambassadeurs des deux côtés de la Manche. Boyko passe en revue les erreurs des tentatives précédentes et y remédie par de nombreux tableaux comparatifs, nominatifs, chronologiques, évaluant les missions, leur durée, leur nature, le protocole, les titres,  âge, lignage, statut, voyages, défraiements, logements, formation des missionnés, les dépêches et outils administratifs… Quand ils ne se plient pas à des rites honorifiques, les ambassadeurs semblent surtout occupés par les négociations matrimoniales ou les conflits religieux dans un jeu de Monopoly avec l’Espagne et le Saint-Empire. L’importance des coups se mesure à la présence ou l’absence de diplomates. Les événements pendant « sept ans de présence diplomatique bilatérale quasi continue entre les couronnes de France et d’Angleterre », de 1610 à 1617, sont résumés en un paragraphe tandis que les faits défilent sous forme d’allusions cryptiques, arrestation de Condé, rebelles écossais, affaire du Béarn, siège de La Rochelle… C’est au hasard des nominations qu’on en apprend plus sur le contexte politico-religieux des grandes manœuvres. 

Maxim Boyko Représenter le roi au sortir du XVIe siècle. France et Angleterre en quête d’un art diplomatique
« Les Ambassadeurs », Hans Holbein le Jeune (1533) © CC0/WikiCommons

Les premiers chapitres offrent une revue détaillée du processus allant du début à la fin d’une mission, et des péripéties qui peuvent altérer le parcours, depuis les lettres de créance et le cérémonial d’accueil jusqu’à l’audience de récréance, la dernière, et la présentation de lettres de congé. Les départs sont parfois décalés pour raisons de santé, tempêtes, ou réorientation stratégique. Les instructions peuvent changer en route, les missions s’interrompre, l’ambassadeur s’absenter pour traiter des affaires personnelles. Des services de renseignement se développent dans les deux pays. Certaines missions, auprès des catholiques anglais, des protestants français, sont secrètes, menées par des informateurs ou des espions, même si l’activité d’espionnage est jugée infâme – ici, on croise brièvement Milady de Winter, inspirée à Dumas par Lucy Percy, comtesse de Carlisle, une agente double au service de Charles Ier. Boyko souligne que l’historiographie ne s’est toujours pas penchée sérieusement sur l’étude de ces acteurs secrets dans les deux royaumes. Une galerie de portraits d’espions arrachés à l’oubli s’emploie à combler cette lacune.

Les tâches diplomatiques imposent parfois de longs séjours à l’étranger. Boyko rappelle le fameux aphorisme de Henry Wotton – an ambassador is an honest man, sent to lie abroad for the good of his country, chargé de résider et mentir au loin pour le bien de son pays – mais pas la réponse de  Jean Hotman de Villiers dans ses Opuscules françoises, qui a bien saisi le jeu de mots : « C’est pourquoy par risee aucuns ont defini l’Ambassadeur, un honeste homme envoyé dehors pour mentir en benefice de son Prince, ou pour le bien de l’Estat ». Or, ajoute-t-il, « il n’est rien si faux & plus mal à propos que cette definition » et il désapprouve fermement la « nouvelle doctrine d’Equivocation », objet d’un vaste débat depuis qu’il fallut dissimuler aux États protestants « la folie de la sainct Barthelemy »  avec des arguments plus ou moins casuistes : « C’estoit pour le service du Roy, & pour essayer à garantir nostre nation d’une tache que nulle eau neantmoins n’a sçeu depuis effacer. »  

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Il n’est pas toujours possible d’identifier les limites chronologiques d’une mission, les documents ont été perdus, ou n’ont jamais existé. Tout en déplorant les lacunes des sources, Maxim Boyko se livre à une exploration minutieuse de toutes les ramifications, obstacles et avatars de l’entreprise diplomatique, faibles moyens financiers, séjours ruineux, jalousies protocolaires, atermoiements, exercices d’équilibre souvent peu fructueux et mal récompensés. Si le cérémonial est réglé par une étiquette pointilleuse, une « chorégraphie politique », les règles en vigueur sont aléatoires et fluctuantes. Faute de codification écrite, la diplomatie de l’époque baroque reste un art, non une science, pas encore une profession, le droit s’élabore au cas par cas. Les tensions sont fréquentes entre émissaires ordinaires et ambassadeurs extraordinaires, sans compter une foule d’intervenants officiels ou officieux, difficilement contrôlables. Ainsi s’exportent des rivalités politiques qui « entrent en dissonance avec l’émergence d’un État de plus en plus rationnel, centralisé et bureaucratique ». Les règles du jeu, pour la plupart « implicites et exogènes », sont marquées par « de profondes résistances aux velléités royales ». 

Boyko consacre une centaine de pages  aux  acteurs secondaires qui participent de près ou de loin au fonctionnement des ambassades, car l’étude de leurs parcours « s’inscrit pleinement dans le renouveau de l’histoire diplomatique amorcé depuis quelques décennies ». La période est caractérisée par cette « nébuleuse d’acteurs peu articulés, de tout rang et de toute nature », souvent peu expérimentés, qui pouvaient devenir rivaux et concurrents, quitte à mettre en péril les négociations, tels James Hay et Henry Roch lors des projets d’union matrimoniale entre Charles et Henriette-Marie, « l’un désirant le mariage et l’autre opposé, chacun ayant des adhérents en France et en Angleterre », qui faillirent plusieurs fois rompre le processus.

Le maréchal de Lavardin fut le premier ambassadeur envoyé à Londres « après l’assassinat du roi, événement qui toucha considérablement Jacques Ier ». De son côté, dès son arrivée à Paris en  mai 1610, Thomas Edmondes a pour mission de « faire des rapports réguliers à Londres sur les bouleversements consécutifs à l’assassinat d’Henri IV ». Cet observateur attentif rédige des rapports détaillés presque quotidiens sur le nouveau paysage politique, les factions à la cour, la situation des huguenots. Un traité d’alliance est conclu quelques mois après l’assassinat, mais il faut attendre la page 630 pour avoir quelques précisions sur le « bouleversement de la donne diplomatique ». Pendant les années 1606-1611, Antoine de La Boderie fait preuve lui aussi d’une forte activité épistolaire, rassemblée dans une édition en sept volumes. Dudley Carleton, Isaac Wake écrivent des milliers de lettres. Preuve que ces diplomates manifestent une bonne maîtrise de l’art d’écrire et une fine connaissance des affaires, souligne Boyko, qui ne nous en dit guère plus sur le contenu de ces lettres mais étudie avec soin leur acheminement, chiffrement et déchiffrement, interceptions, relais de poste. Cette abondance de l’écriture ne doit pas nous aveugler, car une part importante des échanges se fait oralement, sans laisser de traces. Les ambassadeurs outrepassent-ils les instructions qu’ils ont reçues, on le découvre parfois quand ils s’attirent les foudres de leur souverain.

Les femmes sont « quasiment absentes des sources », à tel point que leurs noms sont rarement cités, même quand la diplomatie traite de négociations matrimoniales, comme les projets de « mariage espagnol ». La mort de « la reine », Anne de Danemark, épouse de Jacques 1er, lui vaut deux mentions, car ce décès retarde les instructions du gouvernement de Concini à l’ambassade ordinaire du comte de Tillières, et donne lieu aux condoléances de Louis XIII. Somerset House, où Anne résidait et où s’est illustré Inigo Jones, fut rebaptisée Denmark House le temps de son règne. Est évoqué aussi un tissage de liens entre elle et l’épouse de La Boderie, née Jeanne le Prévost, car « l’historiographie a récemment mis en lumière l’influence politique des femmes composant l’entourage de la reine, invitant à repenser l’implication des femmes dans la politique ». Avec modération. « Un mimétisme féminin ? », interroge un sous-chapitre : « l’ambassadrice semblait alors jouer le même rôle de représentation diplomatique que son mari, mais auprès de la reine ». Dans les exemples cités, elles accompagnent leur époux, transmettent discrètement des messages, nouent des liens d’amitié, charment par leur élégance et parfois même leur intelligence. Hotman leur attribuait le soin de garder l’œil sur la Maison et les domestiques de leur mari, mais les études récentes, bénies soient-elles, montrent qu’elles contribuaient de manière indispensable, voire déterminante, au succès de la mission diplomatique.

Quelques lignes survolent les masques, ballets ou comédies, organisés à la cour d’Angleterre pour Anne de Danemark, puis Henriette-Marie, qui rythmaient la vie diplomatique et donnaient lieu à des querelles de préséance entre diplomates français et espagnols. Rien ou presque sur les nombreux artistes, Shakespeare inclus, auteurs de ces divertissements. Seuls figurent à l’index Francis Bacon pour d’autres fonctions, Ben Jonson comme auteur de deux masques cités, Rubens pour le message pacifiste du cycle de ses toiles au palais du Luxembourg, Van Dyck pour un portrait équestre de Charles 1er. Autre absent notoire, Thomas Middleton, dont le traitement caricatural de l’ambassadeur Gondomar dans A Game at Chess pendant les négociations du « mariage espagnol » entraîna une procédure judiciaire contre les acteurs et l’auteur.

Maxim Boyko

Représenter le roi au sortir du XVIe siècle. France et Angleterre en quête d’un art diplomatique
« A Game at Chess », Thomas Middleton (1624) © CC0/WikiCommons

À partir de la page 617, on passe aux relations politico-diplomatiques, assorties d’un avertissement : il n’est pas question d’en faire un récit complet, mais de proposer une lecture renouvelée de certains grands mouvements politiques et stratégiques. Pendant la période étudiée, les deux monarchies ont eu la politique de leurs moyens plutôt que les moyens de leur politique : « pacifisme d’ingérence » chez Jacques Ier qui compose une image de rex pacificus opposée à la posture plus belliqueuse du roi guerrier, Henri IV, résolu à combattre l’hégémonie des Habsbourg. Après lui, la régente Marie de Médicis est réduite par sa faiblesse et son isolement à tenter de préserver la paix avec ses voisins, source d’inquiétude pour Jacques Ier qui redoute une alliance entre les deux puissances catholiques. Tenu informé par Edmondes du projet de la régente d’un double mariage espagnol, il tente en vain de l’empêcher, et intervient sans grand succès dans les guerres civiles en France. Les tractations pour le mariage de son fils Charles avec Henriette-Marie se prolongent indéfiniment, car le gouvernement français tente d’obtenir une promesse écrite de Jacques Ier garantissant la fin des persécutions contre les catholiques anglais, en échange d’une aide militaire et financière à son gendre l’électeur Palatin.

Sitôt le mariage célébré, trois mois après le décès de Jacques, les tensions renaissent entre les deux souverains, tous deux dans l’impossibilité de tenir leurs engagements. Charles Ier renvoie les principaux serviteurs français de son épouse et entame un conflit armé avec Louis XIII. La suite, consacrée à la diplomatie de Richelieu pendant onze ans jusqu’à sa mort, l’année où éclate la guerre civile, occupe les cinquante dernières pages. « La voix dominante sur cette période fait encore une large place à l’écho des vulgates historiques des XVIIe et XVIIIe siècles », qui s’accordent à prêter une part active au cardinal dans les développements de la révolution anglaise. Boyko entend donc en présenter une relecture globale. Quant à Charles Ier, il ne tient ici qu’une place marginale dans le « fourmillement diplomatique » et les « relations intenses » entre les deux royaumes au cours de ces années cruciales. 

Si les délais et le flou règnent autour des  départs de mission, c’est souvent parce qu’on cherche à gagner du temps quand les relations se dégradent entre les deux couronnes. En mai 1640, alors que Charles Ier aux abois sollicitait avec insistance l’aide de Louis XIII et la nomination d’un nouvel ambassadeur de France, Richelieu a « attendu et surveillé les rapports de force au sein des îles britanniques » pendant plus d’un an avant de nommer ambassadeur extraordinaire le marquis de La Ferté-Imbault. Hélas, le livre s’arrête en août 1642, date où le marquis dut quitter l’Angleterre « et laisser le pays en proie à toutes les affres de la révolution et de la guerre civile ». Le 2 septembre, un décret du Long Parliament va ordonner la fermeture des théâtres et interdire toute représentation théâtrale, en principe pendant la durée de la guerre, en pratique jusqu’à la Restauration, dix-huit ans plus tard. Suivront bientôt la démolition du Globe, la défaite des cavaliers partisans du roi contre les roundheads ou Parliamentarians puritains, l’exécution de Charles Ier . Mais bon, Boyko nous avait prévenus, ce terrain-là a déjà été copieusement labouré. Les lecteurs frustrés n’auront qu’à relire Vingt ans après.