Peut-on faire la cour à tout le monde ?

Une Histoire mondiale des cours des origines à nos jours est-elle possible ? Cet ouvrage collectif dirigé par Victor Battaggion et Thierry Sarmant, destiné à un public élargi, n’a pas d’autre prétention a priori que d’offrir un panorama aussi ouvert que possible sur un sujet séduisant. Rédigées par une vingtaine de spécialistes, historiens ou journalistes, les contributions visent les amateurs éclairés intéressés par telle ou telle aire historique ou culturelle – ou par toutes.


Victor Battaggion et Thierry Sarmant (dir.), Histoire mondiale des cours des origines à nos jours. Perrin, 448 p., 25 €


On l’aura compris, il ne s’agit pas d’analyser le livre dirigé par Victor Battaggion et Thierry Sarmant à l’aune de critères qui ne sont pas les siens. Il serait vain de lui reprocher d’éviter des débats pointus, ce n’est pas le propos. S’il existe des erreurs de fond, elles demeurent de la responsabilité de chaque auteur. À son public de l’interpeller. Interrogeons plutôt le titre, survolons le sommaire : sont-ils en adéquation ? Quelques questions de bon sens surgissent devant l’immensité du champ promis.

Définie, indéfinie, infinie, qu’est-ce qu’une cour ?

Une première remarque s’impose : l’ensemble des cours mondiales peut-il être observé à travers un prisme commun, si souple et réfléchi soit-il ? Les contributions s’accordent pour adopter quelques repères a minima : toute cour renvoie à un monarque, compris comme « un homme-institution en qui s’incarne la société et l’État », résument les directeurs de l’ouvrage. Cela implique l’organisation, autour de cette double fonction, d’un entourage, la famille, les proches, mais aussi de conseillers, d’administrateurs et d’une armée. C’est « un phénomène social total » qui comprend une sphère privée et une sphère publique, lesquelles, selon le souverain et les époques « s’interpénètrent ou s’opposent », mais qui dans l’ensemble répondent à un besoin d’efficacité dans la gouvernance et dans la représentation que le souverain veut donner de lui-même et de son pouvoir.

À partir de là, chaque cour ayant une histoire particulière, comment définir ses caractéristiques ? Par son âge d’or ? Peut-elle se comprendre sans ses interactions au sein d’un contexte géopolitique plus général, et jusqu’où ? Dans le récit de son élaboration, de la naissance au déclin, oui, mais dans quel temps, le sien, celui de l’historiographie classique ? Que dire de l’inégalité des sources vouant des cours, souvent les plus anciennes, à des hypothèses, des interprétations, voire à l’oubli ?

Les différentes contributions ne tranchent pas. Chacune y va de son choix. Avec plus ou moins de bonheur, c’est le lot de tout ouvrage collectif.

 De l’Égypte ancienne à la lune 

Pharaon ouvre le bal, il remplace le dieu solaire « retiré dans les hauteurs célestes […], apparait dans toute sa gloire au point qu’il semble souvent régner seul ». On verra qu’il n’en est rien, en Égypte antique comme ailleurs. Des « Deux-mille ans de la cour de Chine », on retient plutôt la longue marche des dynasties de l’Ouest et de l’Est vers le modèle de la Cité impériale où une séparation du Fils du ciel d’avec ses immenses territoires prévaut progressivement, et où la cour penche « plus du côté de l’autorité morale et sacrée ou des questions protocolaires ou cérémonielles que du côté de l’action politique ». Cette conception de la cour et du souverain se retrouve à l’époque du shôgunat avec le Tenno du Japon. Sur ce même modèle, le tsar de Russie reste un « personnage ecclésiastique », jusqu’à ce que Pierre Ier débarrasse sa cour des boyards « et instaure une nouvelle hiérarchie définie par les emplois » au début du XVIIIe siècle. Si Catherine II poursuit cette ouverture sur le modèle européen des Lumières, elle promeut une cour fastueuse – mais « à la Russe », précise l’auteur !

Victor Battaggion et Thierry Sarmant (dir.), Histoire mondiale des cours des origines à nos jours.

Valery Jacobi, La Cour de l’impératrice de Russie Anna Ivanova (1693/1730-1740), 1872

Faux-nez d’une république révolue, l’organisation des domus Augusta, Tiberiana, Aurea du Haut-Empire romain a effectivement servi de matrice à nombre de régimes autocratiques. Depuis Constantin (272-337), l’opulence de la cour impériale de Byzance fait l’admiration des voyageurs et des chroniqueurs. Tous s’accordent pour décrire « la somptuosité des lieux et du mobilier, la splendeur des vêtements et des étoffes dont les formes et les couleurs varient selon les fêtes, la complexité des rites qui nimbent de mystère la figure impériale, l’alternance de silence, de la musique des orgues et des acclamations de la cour ou du peuple ». Quand le Bas-Empire romain s’y replie, « la christianisation y entraîne une évolution des rites de cour mais non une rupture ».

Cette histoire mondiale ne se voulant ni thématique ni rigoureusement chronologique, poursuivons au gré de ce qui frappe, choque ou séduit. L’épopée des Grands Moghols, descendants de Gengis Khan et Tamerlan, passionne, la fin misérable du trône du paon en Inde sous le feu des canons britanniques désole. Décrites depuis Aliénor d’Aquitaine jusqu’à Elisabeth II par une spécialiste de l’histoire des femmes dans le champ des pouvoirs, Les cours anglaises sont légères de mœurs et féminines. On a là un raccourci des plus distrayants centré sur les reines – notable exception parmi les cours sous gouvernance masculine. Le récit sur les brillantes cours italiennes montre bien comment ce modèle fixé à jamais dans le patrimoine pictural et architectural de l’Occident ne dura qu’un temps, celui de la Renaissance. Des querelles intestines et la richissime cour pontificale eurent tôt raison de leur foisonnante créativité. Il en va de même de l’éphémère Bourgogne, rêve fastueux d’une autre Europe depuis les fils de Charlemagne, interrompu par la mort de Charles le Téméraire et l’avatar « à deux têtes » instauré par l’avisé Charles Quint. Son rayonnement culturel si particulier, réalisé depuis les Flandres et le Hainaut jusqu’à la province française qui porte son nom, garde durablement sa cohérence et en cela reste unique.

Comment Versailles nous est conté

On s’attendait à ce que la cour de France ravît la vedette aux autres, servît de clé de lecture au public visé. L’approche en deux chapitres est déconcertante. Cette cour censée « donner le ton à l’Europe » nait d’abord hors de France, dans l’aula d’Aix-la-Chapelle, et avant que la France n’existe. L’auteur, conservateur général au château de Versailles, corrige quelques clichés en expliquant qu’en 1328, à l’avènement des Valois, ce sont « les ducs de Bourgogne qui donnent à la vie de cour les traits qu’elle va garder en Occident jusqu’au XIXe siècle ». La magnificence, la gloire prêtée à la cour de François Ier est revue et corrigée par Isabelle d’Este en 1517, qui observe que « cette cour française par son désordre et sa confusion, par l’absence de distinction entre les personnes, et par un certain genre de vie libre et sans contrainte, est stupéfiante ».

Victor Battaggion et Thierry Sarmant (dir.), Histoire mondiale des cours des origines à nos jours.

Maurice Leloir, Le Roy Soleil, Louis XIV visitant les travaux de Versailles, 1931

Ce libre accès des sujets à leur prince, Louis XIV, non sans rappeler « la différence presque infinie de la naissance, du rang et du pouvoir » (Mémoires pour l’instruction du Dauphin, 1665), va en faire l’un des instruments de la monarchie après la mort de Mazarin, quand il cherche à proclamer sa gloire et sa puissance en devenant le Roi-Soleil. De sorte que Versailles nous est présenté davantage comme l’avènement de l’absolutisme que comme la matrice incontestable des cours d’Europe des XVIIe et XVIIIe siècle. D’autres lui font d’ailleurs concurrence à la même époque, la cour de Perse, « la plus polie et la plus civile de tout l’Orient », écrit un voyageur français ébloui, sans oublier la rigoureuse construction ottomane de Topkapi « qui revêtit d’un immense prestige le monde islamique ».

La cour de France sut-elle se réinventer après la Révolution, tourner le dos à l’Ancien Régime, c’est l’objet d’un second chapitre, presque nostalgique, du conservateur au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, qui conclut, prudent, que « le goût du pouvoir, l’omniprésence des flatteurs et la fascination pour les ors du palais n’ont finalement guère changé ».

Quelques trous noirs dans la galaxie

Au vu du titre, on attendrait sinon une exhaustivité parfaite dans la liste des cours étudiées du moins un ensemble couvrant les plus importantes. Or, si l’Extrême-Orient est largement représenté, de la Chine ancienne au Japon et à ses épigones (Vietnam, Thaïlande et Corée), le fabuleux empire khmer est absent! Ignorées, ces processions de pierre, vestiges des splendeurs de cours disparues qui ont enflammé l’imagination d’archéologues, de chercheurs, d’écrivains et qui attirent aujourd’hui des millions de touristes au Cambodge.

Absents aussi de l’Histoire mondiale, des continents entiers comme l’Afrique. Ainsi des cours subsahariennes de l’Ouest (Ghana, Bénin, Ashanti) comme de l’Est (les pyramides nubiennes d’Érythrée et du Soudan, Aksoum capitale du royaume aksoumite d’Éthiopie), ces territoires dont maints objets rituels enrichissent nos musées et la recherche, et qui ont également révolutionné la peinture et la sculpture au tournant du XXe siècle. Stupéfiante lacune aussi, plus proche, celle concernant la péninsule Ibérique amputée de l’empreinte islamique multiséculaire des émirats d’Al Andalus, ceux qui à la suite d’Abd al-Rahman donnèrent sur le modèle curial de Damas des cités comme Cordoue, Grenade, Séville. Comme si la cour espagnole était un phénomène de génération spontanée surgissant d’une chrétienté hors-sol à partir d’Isabelle la Catholique. Rien non plus sur les grands royaumes de l’Amérique précolombienne, sur l’empire des Incas ; de même les mystérieux Mayas ou Aztèques sont-ils tout simplement rayés du sommaire…  Histoire mondiale des cours, vraiment ?

« Une monade sans porte ni fenêtre »

Du prince, « la société reçoit son éclat et son prestige ». Le rayonnement d’une cour est aussi un message au futur, dont on a vu que l’écho pouvait se prolonger siècle après siècle. L’architecture, la peinture, la sculpture en sont les vecteurs sinon uniques du moins privilégiés, et l’iconographie en est la meilleure porte d’accès.  Pourtant, ce recueil est dépourvu de toute image, photo ou reproduction. Le raffinement des cours de la Renaissance, la noblesse du cérémonial à Vienne, Téhéran, Buckingham, l’originalité des cours de Russie, du Japon stimulent la curiosité, mais comment les faire comprendre sans les montrer ? Kyoto, ses palais, la délicate symbolique de ses jardins, Saint-Pétersbourg et ses perspectives ou l’extravagance des modes vestimentaires lancées par Catherine II ou Marie-Antoinette, la richesse des broderies, le chatoiement des capes de soie doublées de zibeline sous la neige, l’exubérance des coiffures sous le reflet des lustres dans les salles de bal, la sophistication théâtrale des rituels de chasse persans peuvent-ils prendre tout leur sens sans être représentés visuellement ? Comme si l’illustration était facultative sur un tel sujet et ne constituait pas une source historique à part entière qui le prolonge et l’approfondit. En Égypte, pour ne citer qu’un seul exemple, archéologues et historiens auraient eu quelque mal à établir le lien entre les restes muets d’un monde disparu et la figure hiératique de Pharaon s’ils n’avaient eu sous les yeux les innombrables fresques où se révèle paradoxalement un « faste inouï [de] cours en constante évolution ». Ils le savent pourtant, nos spécialistes historiens, que bien des phénomènes historiques, en l’absence d’autres éléments, ne se comprennent dans leur complexité que par l’image.

Victor Battaggion et Thierry Sarmant (dir.), Histoire mondiale des cours des origines à nos jours.

Elizabeth II et le Prince Philip à l’ouverture du Parlement, 1957 © Library & Archives Canada

Il en va de même pour l’absence de tableaux généalogiques et de cartes historiques. « L’histoire s’inscrit sur le sol », disait Georges Duby. Difficile de comprendre sans une projection visuelle les ruptures dynastiques et leurs conséquences, ou l’importance de leur durée ; comment saisir l’évolution des rapports de force politiques, économiques, les renversements d’alliances sans traduire sur une carte la complexité des conflits, l’immensité des remaniements territoriaux étalés parfois sur plus de deux mille ans de conquêtes et reconquêtes, en Chine, en Inde, en Europe, au Moyen-Orient ? Souvent, un seul schéma économise les mots, relance l’intérêt, permet les comparaisons, rend intelligible l’imprévu.

Dans cette histoire mondiale des cours, le diable n’est pas dans les détails ; il est dans une conception lacunaire de l’ensemble par une équipe de spécialistes aux ambitions pourtant modérées. Les auteurs n’ont pas fait un recueil de contes de fées, ni cédé « au francocentrisme qui domine habituellement les études curiales françaises ». En revanche ils ont construit un ensemble au titre trompeur et privé d’une partie de ses sources expressives, celles du langage iconographique et graphique. En tombant dans ce piège qu’évite généralement la vulgarisation, ils ont pris le risque de discréditer scientifiquement leur entreprise et de ne pas répondre aux attentes élémentaires du large public qu’ils souhaitaient toucher.

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