Le journal intime d’Ivan Maïski, ambassadeur soviétique à Londres de 1932 à 1943 est d’une lecture aussi réjouissante qu’enrichissante. On y trouve un mélange de confessions sur les dessous d’une diplomatie à la fois naïve et rouée et de manipulations plus ou moins réussies.
Ivan Maïski, Journal (1932-1943). Les révélations inédites de l’ambassadeur russe à Londres. Texte établi et commenté par Gabriel Gorodetzky. Trad. de l’anglais par Christophe Jaquet. Les Belles Lettres, 754 p., 29 €
Ajoutons-y une vision aimable et pourtant décapante du monde politique britannique à la fois grotesque dans son rituel snob médiéval – entre autres lors des réceptions à la cour dont Maïski donne une description amusée – et cruel dans ses mœurs impérialistes, une description à la fois complice et amusée d ’un univers de pantins satisfaits comme les membres du gouvernement polonais en exil qui, en pleine guerre, mènent grand train et se gavent au milieu des rigueurs imposées aux autres par les circonstances. Et ainsi de suite… Maïski évoque avec une vanité parfois complaisante la place qu’il occupe assez vite dans la bonne société britannique, dont il devient une vedette courtisée ; il raconte aussi, avec une vanité tout aussi satisfaite, toutes les intrigues qu’il noue pour tenter d’amadouer les politiciens britanniques et les amener à se ranger aux côtés de Moscou contre Hitler. Dans ce Journal, Maïski note et retrouve tous les échos de sa notoriété grandissante qui poussera le sculpteur Epstein à faire son buste. Maïski accepte de poser pour lui. La décision est risquée car Staline, dont un gigantesque portrait orne le bureau de l’ambassadeur, n’apprécie que les manifestations de son propre culte.
On trouve sous la plume de Maïski une galerie de portraits des principaux dirigeants politiques britanniques conservateurs de l’époque : portraits critiques de Chamberlain ou Halifax, évocation favorable de Churchill qu’il rencontre souvent, ainsi que de son fils Randolph et surtout d’Anthony Eden, avec qui Maïski déjeune plus souvent encore pendant ses onze années londoniennes et pour qui il éprouve une véritable sympathie à la fois personnelle et politique. Il dresse en revanche de Neville Chamberlain, l’homme de Munich, un portrait sévère… mais peu contestable : « il est étroit d’esprit, sec, limité […] Il considère le monde entier principalement par le prisme des dividendes et des cours de bourses. C’est pour cela que Chamberlain est le chéri de la City […] L’autre trait de caractère très important de Chamberlain c’est une ‟conscience de classe” hautement développée, qui est bien sûr la conscience de classe d’un bourgeois de la grande puissance britannique ».
Les conversations qu’il rapporte avec les dirigeants politiques britanniques jettent une lumière crue sur les enjeux de l’époque. Ainsi, le conservateur Horace Wilson, venu déjeuner avec lui le 10 mai 1938, lui « suggère que le prochain coup d’Hitler après la Mitteleuropa serait dirigé vers l’est contre l’URSWS et que cela concorde avec les intérêts britanniques ». On rencontre dans son Journal des personnages plus secondaires mais originaux comme le doyen de Canterbury, le docteur Johnson, qui déclare à Maïski : « la véritable essence du christianisme ne peut pas être réalisée sous le capitalisme. Elle ne le peut que sous le socialisme ou, mieux encore, le communisme. C’est pourquoi le docteur Johnson considère que l’URSS est le seul vrai pays chrétien aujourd’hui. […] C’est pourquoi […] il consacre tant de sermons dans sa cathédrale à l’URSS ».
La carrière – ou la destinée si l’on préfère un terme plus noble – d’Ivan Maïski illustre à merveille les convulsions de l’histoire de l’Union soviétique. Lors de la révolution d’octobre 1917, Maïski est membre du comité central du parti menchévique opposé à l’accession des bolcheviks au pouvoir. Lorsqu’en juillet 1918 les socialistes-révolutionnaires de droite constituent à Samara un gouvernement anti-bolchevik intitulé le Komoutch (ou comité de membres de l’Assemblée constituante dissoute le 6 janvier 1918 par les bolcheviks et les socialistes-révolutionnaires de gauche), Maïski accepte le poste de ministre du Travail dans ledit gouvernement. La majorité du comité central du parti menchévik, souhaitant observer la neutralité entre les bolcheviks et les blancs, raye Maïski de la liste de ses membres. Ivan Maïski proteste le 7 novembre 1918 par une lettre au comité central où il déclare qu’il faut mener une lutte décidée « contre le bolchevisme, préparer et organiser des insurrections populaires contre le pouvoir soviétique ». La conférence nationale menchévique de décembre 1918 répond en l’excluant des rangs du parti. Plus tard, Maïski, pour se faire valoir auprès des dirigeants du parti communiste, transformera cette exclusion… en décision personnelle de rupture. En octobre 1920, il adhère en effet au parti communiste alors en train de gagner la guerre civile et qui attire donc comme des mouches tous ceux qui choisissent par principe le camp des vainqueurs. La Pravda publie sa lettre d’adhésion. Il commence bientôt une carrière d’ambassadeur (ou, dans le vocabulaire soviétique, de « plénipotentiaire ») qui l’amène en particulier à Londres de 1932 à 1943. En 1939, il est promu membre suppléant du comité central.
Sa fonction d’ambassadeur à Londres fait peser sur lui de lourdes responsabilités car, jusqu’à l’accord signé à Munich le 30 septembre 1938 entre Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier, Staline tente d’obtenir un accord politique et militaire avec la Grande-Bretagne et la France face à la menace que fait peser sur l’URSS l’Allemagne hitlérienne. L’échec de cette politique qui débouchera sur le pacte germano-soviétique d’août 1939 fragilise la position de Maïski, que Molotov, le nouveau chef de la diplomatie soviétique à dater d’aout 1939, voit d’un mauvais œil. En juillet 1943, Staline le rappelle à Moscou. Vingt ans plus tard, Maïski écrira à l’ambassadeur soviétique alors en poste à Londres : « Nous avons passé onze années à Londres et je n’ai rien connu de pareil ». Il y revient dans un avion anglais qui lui fait faire un grand tour, entre autres, par la Palestine. Maïski, d’origine juive, y rencontre Ben Gourion, à côté de qui il se fait photographier dans le kibboutz de ce dernier, et Golda Meir, proximité qui, après la campagne antisémite déclenchée par Staline dès janvier 1949, ne pouvait lui valoir que des ennuis.
Nommé vice-ministre des Affaires étrangères, il sert d’interprète à Staline lors de la conférence de Yalta en février 1945, puis est démis de ses fonctions ministérielles et du comité central en janvier 1947. Ainsi mis à la retraite, il est brusquement arrêté par la police politique le 19 février 1953, un mois après la dénonciation publique du prétendu « complot des médecins assassins » accusés d’avoir prémédité l’assassinat de hauts dignitaires militaires soviétiques en liaison avec l’organisation juive américaine, le Joint Committee. La police politique accuse Maïski d’être depuis longtemps un espion britannique. Pour éviter les coups et la torture, il avoue tout ce qu’on lui demande et accepte même de déclarer que l’ancienne dirigeante de l’Opposition ouvrière et ancienne ambassadrice en Suède, Alexandra Kollontaï, avait été, comme lui, recrutée par Churchill dans les services secrets britanniques. Seul Staline pouvait décider de charger Kollontaï – morte six mois plus tôt et donc hors d’atteinte. La décision d’arrêter Maïski est une décision personnelle du maître du Kremlin, dont la mort, deux semaines et demie plus tard, sauve la vie de l’ancien ambassadeur mais ne lui rend pas la liberté…
Au lendemain de la mort de Staline, en effet, Beria, désireux d’utiliser les compétences et les vieilles relations de Maïski pour la politique étrangère qu’il voudrait imposer au Kremlin, le contacte et l’invite à annuler ses aveux extorqués sur ses liens prétendus avec l’Intelligence Service. Cette attention que lui porte le chef de la police politique lui coûtera cher. L’arrestation puis l’exécution de Beria valent à Maïski de rester en prison. Molotov, en effet, le poursuit toujours de sa vindicte et l’accuse d’avoir été choisi par Beria pour le remplacer comme ministre des Affaires étrangères, jusqu’en juillet 1955, date à laquelle il est libéré. Au cours de sa retraite studieuse, Maïski rédige des souvenirs officiels, Souvenirs d’un ambassadeur soviétique, publiés en 1965. La comparaison entre les deux versions des mêmes événements données dans son journal intime et dans ces souvenirs officiels fait souvent sourire. Elle est aussi instructive. Mais l’évoquer ici, texte à texte, exigerait beaucoup trop de place. Je ne peux que l’affirmer sans le démontrer.