L’ami qui retient la vie

« Qui se souviendra d’Alex ? » C’est la question du narrateur alors qu’Alex vient de mourir du sida, le 15 octobre 1995, « la dernière année de la période la plus sombre de l’épidémie ». Après, avec les nouveaux traitements, le nombre de morts diminuera. Après, le quartier d’Alex et de ses amis deviendra « ce que le Marais est aujourd’hui devenu ». Après, leur nom, leur histoire, tout sera oublié. Le livre sobre, humble et intense de Philippe Joanny refuse de passer à cet après et à l’indifférence, à l’oubli qui va avec. En retournant en 95, il assure une mémoire digne à ses amis aimés.


Philippe Joanny, 95. Grasset, 192 p., 19 €


S’ouvrant sur les mots de Victor Hugo sur la Terreur dans Quatrevingt-treizeCe temps était cruel. On était des furieux ») mais en les accolant à ceux de Didier Lestrade, le fondateur d’Act Up (« Finalement, on ne vous aura pas beaucoup fait chier avec nos histoires »), le livre s’organisera en trois énonciations, qui sont aussi trois strates temporelles lui donnant sa densité particulière. Il y a d’abord l’action vécue sur une semaine, racontée par celui qu’une discrète phrase appellera « Philippe », de la mort d’Alex le lundi à ses obsèques le samedi. Puis les prises de parole des amis entourant Lucien, le compagnon d’Alex, que l’auteur interroge cinq ans plus tard pour conserver la mémoire des circonstances, des sensations, des détails. Enfin, le présent de l’écriture, qui saisit le passage du temps et la transformation du souvenir. C’est alors le temps lui-même qui apparaît, dans sa totalité. Les amis morts sont juste là, devant nous, et nous les embrassons ensemble.

95, de Philippe Joanny : l'ami qui retient la vie

Le temps vécu, c’est cette semaine de deuil et de terreur où, se répète le narrateur, « ils tombent les uns après les autres et on les laisse tomber ». Face à l’urgence, il photographie tout mentalement, « pour ne pas oublier ». En racontant comment une petite communauté d’amis et d’amants est frappée par l’épidémie et, en particulier dans la scène de l’enterrement sur fond de non-dit et de Céline Dion, la confiscation de leur deuil par les normes bourgeoises et hétérosexuelles, 95 place au centre de son récit un sida ordinaire, populaire et peu militant, celui de ces jeunes homos de province et de banlieue qui débarquent dans un quartier hospitalier, cette « forteresse qui protège du Marais », où « des bourgeois et des prolos, des chômeurs et des intellos, des profs et des employés de bureau, des coiffeurs et des hommes d’affaires » partagent le même bar, le même club, la même laverie automatique et surtout le même temps, étiré le long des nuits, où la drogue se prend « pour oublier » mais aussi, comme au front, « pour tenir le coup ». Un temps où justement le temps d’une vie n’est plus compté.

Pourtant, ce temps vécu a un autre versant, violent et mortifère. De la « trouille », si grande « qu’on n’arrivait plus à se faire du bien », de la menace qui entoure ces « revenants » qui dansent, rien n’est édulcoré. L’émotion monte à mesure que se reconstituent la vie collective et la vie d’Alex, contemporaines aussi de la « catastrophe invisible » de l’héroïne, voilées par des lumières qui passent des rayons phosphorescents des clubs à la couleur de la cendre qui s’entasse dans les appartements. Contrairement au récent roman à succès d’Anthony Passeron, 95 ne cherche pas à expliquer ce moment de sidération, mais il restitue l’expérience des malades et de leurs proches. Preuve en est l’absence du mot « sida », jamais inscrit. En recréant le silence là même où l’on attendait que tout soit exprimé, un tel procédé produit une émotion où il est possible, notamment pour celles et ceux qui n’ont pas connu cette époque, de s’identifier sans s’approprier. Nous sommes mis à la place de ces jeunes gens qui évitent « d’en parler ». Mais nous ressentons aussi ce que c’est qu’être menacé par une maladie qui, n’ayant pas de nom, n’existe pas.

Le silence, autant celui des malades que celui de la société faisant tout pour les laisser à leur entre-soi, s’étend sur tous les récits de la petite bande. En 2000, le narrateur revient voir les derniers témoins que sont Jeff, Willy, Hervé, Gaby, Adam, Denis, Léon. Mais, en plus d’une vie, de ses derniers moments, c’est aussi le mouvement de la vie qu’ils ont partagée que ces paroles transmettent. Alors le geste qu’a eu le narrateur de les solliciter prend une dimension plus ample que biographique. Il procède de la même conscience de l’urgence, du même impératif qui le poussait à photographier mentalement : retenir la vie de ceux qui, eux non plus, n’allaient pas continuer de vivre.

95, de Philippe Joanny : l'ami qui retient la vie

Philippe Joanny © Clarisse Tranchard

La remémoration initiée par le livre s’appuie sur un autre art de la mémoire, celui d’un inventaire diffus – des bars (le Moustache, le Quetzal…), des clubs (l’Opéra Night, le Privilège, l’Enfer, le Monster’s…), des chansons, des rues, des boutiques, qui font sentir toute une époque disparue. Et c’est sans doute dans ce rapport aux lieux que se raconte avec le plus de vibrations « comment tout s’est passé » – le précédent livre de Philippe Joanny, qui relatait une enfance passée dans un hôtel près de la gare de Lyon, racontait Comment tout a commencé (Grasset, 2019). Si la parole de cette « petite société » frappée par la grande épidémie a été recouverte autant par l’embourgeoisement de ses quartiers que par les discours, y compris militants, sa mémoire émane des vieux murs du Marais et, trente ans après, des pages de ce livre.

Car c’est avant tout dans le temps écrit, composé au fil du livre de tous ces allers-retours, que l’engloutissement des malades est retenu. Philippe Joanny le montre aussi, par une autre écriture, dans un texte donné à l’exposition « Exposé·es » qui s’ouvre le 17 février 2023 au palais de Tokyo. Parce que « tous les protagonistes ou presque de cette histoire sont morts, eux aussi », celui que son roman fait parler est un survivant. Parce qu’il retient tout « pour ne pas oublier », c’est aussi un témoin, qui sait qu’il devra témoigner. Sa question initiale, « Qui se souviendra d’Alex ? », lui est venue après qu’il a aperçu une plaque honorant six jeunes gens, eux aussi parisiens, eux aussi « des gamins morts avant d’avoir pu vivre et tombés aujourd’hui dans l’oubli, comme s’ils étaient morts une deuxième fois ». Sa réponse littéraire est plus vivante, et moins oubliable, qu’une plaque sur un mur d’immeuble.

Alors que vient de mourir le fondateur d’Aides, Daniel Defert, le 7 février 2023, Philippe Joanny rappelle que la violence faite aux malades n’eut pas lieu uniquement dans la société ; elle eut lieu aussi dans le temps. Dans ce livre élégiaque situé entre Annie Ernaux, Virginie Despentes et Guillaume Dustan auquel il est dédié, on entend aussi les sociologues Michael Pollak et Maurice Halbwachs. Le premier, mort du sida en 1992, a montré comment le sida toucha les homosexuels et comment ils y firent face. Le second avait montré auparavant comment la mémoire d’un groupe ne peut être assurée qu’à la condition de s’inclure dans une mémoire dominante. Sans s’y résoudre, Philippe Joanny montre qu’il est possible de transmettre sans trahir et de vivre avec ses morts.

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