L’enfance de l’art dickensien

On connaît la théorie de Karl Marx expliquant l’attrait continu exercé par l’art grec sur des générations qui connaissent de tout autres conditions de production matérielle. Une nostalgie pour l’adolescence de l’humanité – « l’enfance de l’art » – serait la cause de cette fascination qui ne se dément pas. On pense à Marx en relisant Dickens dans l’édition récente des Pickwick Papers. S’y déploie tout le charme d’une Angleterre pré-industrielle, quasiment pré-lapsaire, celle de la Merry Old England, qui n’aura jamais existé ailleurs que dans l’imagination des hommes et des lecteurs/lectrices.


Charles Dickens, Les papiers posthumes du Pickwick Club. Trad. de l’anglais par Sylvère Monod. Édition de Céline Prest. Gallimard, coll. « Quarto », 1 024 p., 25 €


Coup d’essai et coup de maître que ces Papiers (1837), dont le succès phénoménal à l’époque arracha Dickens à l’anonymat pour en faire un futur géant des lettres victoriennes. D’emblée, ils consacrent, de la part du romancier à l’instinct infaillible, le culte de la nostalgie pour l’irréversible. Les diligences, alors que les trains éventrent la campagne anglaise. La convivialité, la sociabilité des Pickwickiens, en des temps (déjà) d’individualisme forcené. La verve comique, rappelant Henry Fielding et sa bienveillance plutôt que Thomas Hobbes pour qui rire, c’est mépriser et se croire supérieur. Pickwick et les siens sont de grands enfants, au masculin plus qu’au féminin, il est vrai, et nous redevenons enfants avec eux…

Les papiers posthumes du Pickwick Club

Charles Dickens (1812-1870) © Musée Carnavalet,Paris

Deux ombres au tableau, comme il se doit. La justice, d’abord. Ombre épaisse, car la procédure et le contentieux, les violations de propriété et les poursuites judiciaires, sont légion dans ce livre. En son cœur, l’affaire « Bardell contre Pickwick », qui annonce le procès Jarndyce vs Jarndyce, dans Bleak House (La Maison d’Âpre-Vent), véritable réquisitoire contre la lenteur et l’iniquité de la Chancery. Le caractère burlesque de la plainte déposée par Mrs Bardell qui s’est figurée que Pickwick, honorable homme d’affaires à la retraite, l’avait demandée en mariage, et qu’il ne tient pas ses promesses, ne masque en rien la réalité du péril que constitue l’arbitraire judiciaire. Pickwick perd son procès et, parce qu’il refuse de s’acquitter des frais de justice, par refus d’engraisser les avocats de la partie adverse, seuls véritables « méchants » du roman, il est jeté en prison. La dent de Dickens se fait alors particulièrement dure, en souvenir du temps où son père, condamné pour dettes, croupissait derrière les barreaux de la tristement célèbre Marshalsea Prison. Ponctuée de « scènes de justice », la fiction dickensienne remâche sans discontinuer le ressentiment du fils, et sa volonté de prendre sa revanche sur le sort.

L’autre ombre, c’est celle de la mort, et des victimes qu’elle laisse derrière elle sur le carreau. Premier cadavre dans le placard, celui de Robert Seymour, l’un des plus grands caricaturistes de la Régence. Il a l’idée du livre, que l’éditeur lui confie, il en dessine les premières planches… avant de se donner la mort, au lendemain d’une entrevue sans doute orageuse avec Dickens, qui a l’outrecuidance de ne pas trouver à son goût l’une des illustrations. Encore inconnu la veille, l’ancien journaliste parlementaire renégocie à son avantage les termes du contrat, et les livraisons suivantes se vendent comme des petits pains. Un écrivain est né mais sur fond de rumeurs et de soupçons sensationnels, voire criminels. Dickens a-t-il contribué, peu ou prou, à pousser le très dépressif artiste dans la tombe ? La veuve de Seymour le poursuivra de sa vindicte, tant et si bien que Dickens doit dégainer l’arme de réfutation massive : dans sa préface à l’édition définitive de 1867, il assène « que M. Seymour n’a jamais inventé ni proposé un seul des incidents, une seule des phrases, un seul des mots qu’on trouve dans ce livre ». Un tel déni est trop violent pour être tout à fait honnête, ne peut-on s’empêcher de penser… De fait, dès le titre, avec ses « Papiers posthumes », la mort s’invite au festin. Preuve que le combat de l’écrivain est avec la loi, loi naturelle comme législation humaine, organisation sociale comme ordre naturel, la camarde se démasque, et avec elle l’ironie de Dickens : « Le corps ! Tel est le terme dont se servent les gens de loi pour désigner l’inquiet tourbillon de soucis, d’inquiétudes, d’affections, d’espérances et de chagrins qui font un être vivant. Ce corps, la loi l’avait pris ; et il reposait là, dans ses vêtements funèbres, imposant témoin de sa tendre miséricorde. »

Les papiers posthumes du Pickwick Club

La mort, encore, mais exorcisée cette fois par le rire, et les secousses, syncopes et autres absences momentanées par lesquelles ce dernier se manifeste. Ainsi le bedonnant Pickwick disparaissant dans les profondeurs de l’étang sur lequel il patinait… avant de refaire surface, Dieu merci, pour être transporté à toute vitesse (six bons milles anglais à l’heure !) à l’auberge où l’attend un grog bien chaud. Comme l’écrit Alain Vaillant, dans La civilisation du rire, le « rire fait corps avec l’homme ». Contre la menace qui guette et les périls qui prolifèrent, l’homme du rire décide qu’ils ne sont redoutables qu’en apparence. Le comique dickensien, porté d’emblée à son comble avec les Pickwick Papers, manifeste avec toute l’explosivité qui le caractérise la valeur d’exorcisme et d’antidote politiques qu’il confère au rire. Contre la stigmatisation et l’hostilité qui pèsent sur le divertissement populaire de l’époque, contre le puritanisme des ligues de tempérance, et autres mouvements évangélistes, Dickens cogne et frappe comme un sourd : « quelques misérables comités et autres organismes – de moins de poids que les gouttes d’eau du grand océan de l’humanité qui gronde autour d’eux – n’ont pas le droit de déclencher Fièvres et Consomptions contre les créatures de Dieu, ni de jouer sans cesse sur leurs petits violons mercenaires, une perpétuelle Danse de mort ! ».

C’est l’un des grands mérites de l’édition soigneusement procurée par Céline Prest que de rappeler quelques fortes évidences. Premièrement, Dickens n’est pas l’écrivain misérabiliste que la France voit trop souvent en lui. Même s’il est vrai qu’Oliver Twist, son second roman, aura tôt fait de voir les ténèbres prendre la suite du soleil de Pickwick (ramasser la chandelle, littéralement). Deuxièmement, il fut un adversaire déclaré, quasi militant, de ce qu’on n’appelait pas encore la bien-pensance, en imposant le retour en force, au sein de la culture, de ce qu’elle s’évertue à expulser au dehors d’elle-même – à savoir le corps, ses humeurs et ses contorsions, entre coups donnés et taloches reçues, sa fougue, autant régressive qu’expressive, se donnant libre cours au rythme d’une « matelote » endiablée. À savoir, encore, la « dive bouteille, comme le proclamait Rabelais, autre adversaire déclaré des sinistres agélastes. Punch, eau de vie, vin, madère, porto, bière, etc. : l’imagination alcoolisée de Dickens déborde, et rares sont les personnages qui ne roulent pas sous la table, véritable pied de nez aux empêcheurs de boire en rond.

Les papiers posthumes du Pickwick Club

« M. Pickwick s’adressant aux membres du club »

Mais la libation suprême est verbale, langagière. À commencer par les wellerismes de Sam Weller, le valet au gilet rayé, Sancho du naïvement quichottesque Pickwick, son maître. Par wellerisme, on entendra un tic de langage – « Divinités du tic », titrait Isabelle Jan, en 2003 –, consistant à parodier, involontairement, un énoncé censément célèbre en le travestissant dans un style, sinon vulgaire, du moins non élevé : « c’est vraiment la belle saison pour les gens qui sont bien couverts, comme il se disait, l’ours blanc, en s’exerçant au patinage » ; « c’est ce que j’appelle ajouter les outrages aux insultes, comme disait le perroquet quand on s’était pas contenté de l’arracher à sa terre natale et qu’on l’avait fait parler anglais après ». Maître des idiolectes, qui sont aussi des sociolectes, Dickens installe au cœur de la Cité le parler cockney, l’incorrection, l’approximation, l’anglais non standard. En toute circonstance, ou presque, triomphe le burlesque verbal, tramé d’impureté et d’absurdité. Et c’est ainsi qu’il faut lire l’histoire racontée par Sam Weller, au sujet d’un charcutier expert dans l’art de transformer un pâté de chat… en pâté de veau, puis ce dernier en bifteck, ou un bifteck en pâté de rognon, ou n’importe lequel en mouton, dans le délai d’une minute, « pour suivre les fluctuations du marché et les variations des appétits ».

Finalement, c’est un Dickens bon enfant qui triomphe ici. Les escrocs plus ou moins magnifiques, tel l’acteur Alfred Jingle, se voient pardonner leurs (menus) forfaits. L’heure est à la gaieté contagieuse et générale. Mais que « les conditions atmosphériques qui ont dominé ces derniers temps en viennent à se faire lourdes et étouffantes », alors qui peut dire si « la croissance des mauvaises herbes » ne sera pas du « genre inquiétant et sanguinaire » ? Le rire des romanciers n’est jamais innocent…

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