Écrire l’histoire des épidémies

Cinq ans après le premier confinement occasionné par la pandémie du Covid-19, articles de presse et émissions radiophoniques se succèdent pour en apprécier le bilan sanitaire, économique, social ou politique. Deux ouvrages historiques, un collectif et une étude de Frédéric Jacquin, témoignent à leur manière de la longue durée des imaginaires de l’épidémie et de la peste, des émotions qu’elles suscitent et des mesures prophylactiques qu’elles génèrent.

Sabrina Juillet-Garzón, Sarah Pech-Pelletier et Stanis Perez (éd.) | La cité malade. Pouvoirs, émotions et épidémies dans les métropoles européennes (XVIIe-XXe siècles). Jérôme Millon, 326 p., 30 €
Frédéric Jacquin | Mourir de la peste. Anthropologie d’une épidémie (1720-1722). Champ Vallon, coll. « Epoques », 208 p., 24 €

Dans l’article « Peste » de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le chevalier de Jaucourt relève à propos de la peste de Marseille, la dernière à frapper le royaume de France en 1720, que « ce ne sont pas les livres qui manquent ». « Le nombre, écrit-il, en est si considérable, que la collection des auteurs qui en ont fait des traités exprès, formerait une petite bibliothèque ». Il poursuit en soulignant que cette seule peste « a produit plus de deux cens volumes qui sont déjà tombés dans l’oubli ; en un mot, de tant d’ouvrages sur cette horrible maladie, à peine en peut-on compter une douzaine qui méritent d’être recherchés ». Il faut donc encore aujourd’hui une sorte de courage ou d’inconscience pour écrire sur un thème fort parcouru. L’historiographie n’est pas avare de propositions, que l’on songe au fameux Marseille ville morte (1968) de Charles Carrière, Ferréol Rebuffat et Marcel Courdurié, plusieurs fois réédité, aux travaux que  Françoise Hildesheimer a consacrés à l’épidémie et au Bureau de santé marseillais (1980), sans même parler de la somme réalisée par Jean-Noël Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens (1975). Pour faire bon poids, il faudrait considérer les apports de l’historiographie italienne (Giulia Calvi et Alessandro Pastore), ceux de l’histoire britannique inspirés par la peste de Londres de 1665, ainsi que de multiples articles scientifiques consacrés à l’épidémie en Europe et à ses représentations depuis le Moyen Âge.

Avec La cité malade, ouvrage collectif et pluridisciplinaire qui réunit historiens et historiens d’art, civilisationnistes et linguistes, médecins et économistes, les éditeurs du volume – Sabrina Juillet-Garzón, Sarah Pech-Pelletier et Stanis Perez – tentent de s’affranchir de ce lourd héritage de deux façons. D’abord, en considérant plusieurs types d’épidémies, outre la peste, à travers les approches de diverses disciplines et en adoptant une démarche comparatiste dans la longue durée, du XVe au XXe siècle. L’ouvrage nous conduit de Rome à Bilbao, de Lyon à Glasgow, de Brest à Valence en Espagne, de Madrid à Édimbourg en passant par Varsovie. Ensuite, en inscrivant leur ouvrage dans deux courants historiographiques riches en travaux novateurs, l’histoire des catastrophes et des risques d’une part, l’histoire des émotions d’autre part.

Sabrina Juillet-Garzon, Sarah Pech-Pelletier et Stanis Perez (éds), La cité malade. Pouvoirs, émotions et épidémies dans les métropoles européennes (XVIIe-XXe siècles), Grenoble, Jérôme Million, 2025, 30 euros.

Frédéric Jacquin, Mourir de la peste. Anthropologie d’une épidémie (1720-1722),
« Vue du Cours pendant la peste de 1720 », Michel Serre (1721) © CC0/WikiCommons

Le premier d’entre eux invite à considérer l’action prophylactique des autorités politiques, en premier lieu les échevinages et l’Église avant les États, mais aussi leur capacité, lorsque la prévention échoue, à gérer des situations d’urgence alors que l’économie et le commerce s’arrêtent, que la société risque de se désagréger face à la violence de l’assaut épidémique. Là se joue, essentiellement à partir du XVIIIe siècle, le basculement entre une lecture providentialiste de l’événement provoqué par la colère divine et les clefs interprétatives de la contagion venues de la science et de la médecine. La première privilégie les remèdes rituels et spirituels – prières individuelles et collectives, culte des saints, processions – tandis que les secondes s’appuient sur des administrations plus étoffées, arment des politiques d’endiguement et de prévention. Un tel basculement ne signifie pas pour autant que les sociétés les plus anciennes s’abandonnassent à un fatalisme doloriste dominant, à la différence de sociétés contemporaines converties à la gestion préventive, administrative, rationnelle et médicale des risques. Dès la Renaissance au moins, l’action dans le siècle, « ici-bas », semble possible comme l’attestent la création d’institutions de soins et d’internement dédiées et la mise en place de dispositifs de quarantaine, progressivement renforcés par des mesures de contrôle et d’identification pesant sur la mobilité des hommes et des marchandises. La deuxième partie de l’ouvrage attire ainsi justement l’attention sur la « malédiction des ports », à la fois point d’entrée de la maladie mais aussi laboratoire précoce de l’instauration de systèmes de surveillance et de quarantaine, au prix d’un équilibre difficile à trouver avec les sommations du commerce. 

En suivant la piste de l’histoire des émotions, plusieurs contributions s’attachent à appréhender l’épidémie à travers les sensibilités ou ce que Lucien Febvre aurait pu qualifier de « psychologie collective ». La crise épidémique oblige à établir un véritable gouvernement des émotions que se partagent l’Église, chargée de « rassurer et protéger » les chrétiens brutalement confrontés aux fins dernières, et les autorités séculières responsables du maintien de l’ordre et de la gestion sanitaire de la crise. Au premier rang de ces émotions dont il faut endiguer le débordement, figure la peur des populations face à la maladie et à la mort, mais il y a aussi la peur des conséquences de la crise : disette et chômage, criminalité et effets de la désagrégation du lien social. Le terme d’émotions est encore à prendre en son sens littéral ancien, celui d’émeute et des désordres menaçants de la foule. À partir de la fin du XVIIe siècle et de manière plus systématique par la suite, comme le montre l’exemple précoce de Glasgow, la prévention des épidémies suppose d’agir sur la matérialité de l’espace urbain pour lutter contre les foyers de miasmes et de pestilences, ou pour favoriser la circulation de l’air et de l’eau purificatrice. Au terme du parcours, on peut regretter l’absence d’un texte conclusif interrogeant les pouvoirs créateurs de la catastrophe et leurs limites : émergence de nouvelles expertises médicales et savantes, perfectionnement et invention d’instruments administratifs et de contrôle social, rénovations urbanistiques, impacts socio-culturels.  

L’entreprise de Frédéric Jacquin est moins ample chronologiquement, puisqu’elle se limite aux années 1720-1722. La peste, partie de Marseille, sévit alors dans le quart sud-est du royaume de France. L’auteur propose d’en suivre les effets à partir de trois observatoires : Aix-en-Provence, Arles, Marseille. L’événement a laissé de nombreuses traces archivistiques dans les fonds municipaux et patrimoniaux : registres de délibérations des échevinages, sources normatives, correspondances, papiers des institutions de soins et d’enfermement, archives judiciaires et notariées. Vient enfin, pour revenir à Jaucourt, le massif des récits ou relations de la peste, rédigés au fil de l’eau ou après coup, genre littéraire multiséculaire, présent dans toute l’Europe, parfois très stéréotypé depuis Thucydide et la peste d’Athènes.

Sabrina Juillet-Garzon, Sarah Pech-Pelletier et Stanis Perez (éds), La cité malade. Pouvoirs, émotions et épidémies dans les métropoles européennes (XVIIe-XXe siècles), Grenoble, Jérôme Million, 2025, 30 euros. Frédéric Jacquin, Mourir de la peste. Anthropologie d’une épidémie (1720-1722),
« La peste et le choléra », dessin de Jean Villemot, L’Assiette au beurre (Octobre 1913) (détail) © Gallica/BnF

À travers cette diversité de documents, Frédéric Jacquin veut nous faire comprendre – ressentir ? – ce que « mourir de la peste » a pu signifier. Il entend traquer les fragments d’expériences humaines percutés par l’inhumanité d’une terrible maladie, restituer le tragique d’existences dévastées par l’un des fléaux de l’Apocalypse. L’auteur s’attache à reconstituer les « histoires individuelles » qui décrivent les manifestations du mal successives jusqu’à la pourriture des corps, la solitude et la déréliction, mais aussi les tentatives d’y porter remède et, enfin, les manières d’affronter la mort. Ce faisant, il semble vouloir s’inscrire dans la tradition de la micro-storia italienne, de l’History from Below chère à Edward P. Thompson et à ses disciples, voire de « l’histoire du quotidien » (Alltagsgeschichte) allemande. Son approche veut trancher avec celles qui ont longtemps prévalu s’agissant de la peste de Marseille, marquées par les méthodes de l’histoire sérielle et quantitative, les problématiques de la démographie historique et d’une histoire économique et sociale que l’on pourrait dire labrousienne, les questionnements de l’histoire administrative et les curiosités des historiens de la médecine. 

En s’intéressant aux expériences singulières des acteurs plus qu’à la répétition de faits statistiques, la micro-storia propose d’autres éclairages sur les cadres collectifs et les déterminations qui pèsent sur les individus et que ceux-ci réinterprètent à travers leurs gestes et leurs engagements, leurs pratiques et leurs productions. Pourtant, ce qui nous est donné à lire est bien loin d’une telle ambition. La démarche adoptée ne prend pas la peine d’exposer à quelles conditions et avec quelles limites on peut extraire des « éclats de vie » d’un corpus de sources disparates. Elle s’avère presque exclusivement descriptive, bardée de longues citations, parfois très proche d’une aimable paraphrase des textes. L’auteur n’offre aucune analyse un tant soit peu synthétique ou en surplomb pour mieux appréhender la société du temps ou ses mentalités. 

Du point de vue de la compréhension des attitudes et sensibilités « baroques » devant la mort, on est très en deçà de ce que l’on pouvait apprendre en lisant les enquêtes d’histoire socio-culturelle menées par Michel Vovelle, Alain Croix ou Pierre Chaunu pour ne citer qu’eux. On mesure encore l’écart qui sépare Mourir de la peste de l’ouvrage renommé de Giulia Calvi, Histories of a Plague Year. The Social and the Imaginary in Baroque Florence (Berkeley, 1989 pour la traduction anglaise), fondé sur l’exploitation de sources judiciaires et attaché à révéler les faiblesses et les dysfonctionnements de la société urbaine. Pourtant, dès le titre, le pluriel « d’histoires » retenu par Giulia Calvi pourrait signaler la parenté de perspective entre les deux ouvrages. Étonnamment, cette référence – méconnue ? – ne figure pas dans celui de Frédéric Jacquin. Pas plus d’ailleurs que l’évocation de travaux de recherche récents comme ceux de Fleur Beauvieux, dont la thèse et plusieurs articles défendent l’idée d’une appréhension de l’épidémie depuis les existences ordinaires et les « vies minuscules », en se déprenant des biais créés par des récits qui survalorisent la tragédie vécue, ou reconstituée après coup. « Marseille ville morte » est une ville qui vit encore et malgré tout sous le régime de l’épidémie.

C’est dire que le sous-titre du livre de Frédéric Jacquin, « Anthropologie d’une épidémie », relève d’un costume épistémologique et méthodologique un peu trop largement taillé et s’apparente à un abus de langage. On peut tirer de cette lecture un florilège, un ensemble de témoignages auxquels seuls les spécialistes ont d’habitude accès. On peut créditer l’auteur de sa contribution implicite aux réflexions en cours sur les manières d’écrire l’histoire, que l’on souhaite plus « vivante » et sensible, moins analytique. Mais l’histoire est-elle une littérature comme une autre [1] ? Et si « tout le reste est littérature », on peut préférer le pouvoir d’évocation des textes littéraires ou encore apprendre à reconnaître en eux certains savoirs sociaux, plutôt que la lecture d’ouvrages d’histoire qui renoncent à faire de l’histoire. C’est-à-dire à nous proposer l’intellection du passé à partir d’hypothèses interprétatives, étayées par un travail critique sur les sources, pour lui préférer l’hypothétique restitution d’une « sensation » du passé assez pauvre et parfois ennuyeuse.


[1] Éléments du débat à lire dans le numéro de la Revue d’histoire moderne & contemporaine« L’écriture de l’histoire : sciences sociales et récit », Revue d’histoire moderne & contemporaine (2018), et dans celui des Annales« Le temps du récit. Histoire, fiction, littérature » (2020)