À l’automne 2023 est paru en français Gorge d’or, grand roman qui, dans la Finlande du début du XXe siècle, tresse dans une écriture somptueuse l’oppression de la nature à celle du prolétariat. L’affection entre une fille et son père y surmonte les difficultés grâce à la beauté émancipatrice des tourbières ou de l’ours dans un champ de myrtilles. Venue en France à l’occasion du festival Le Livre à Metz, Anni Kytömäki a répondu aux questions d’En attendant Nadeau.
Gorge d’or est votre premier roman, et pourtant vous atteignez une intensité incroyable dans l’expression des émotions. Comment avez-vous obtenu cette intensité ? Avez-vous travaillé longtemps sur ce roman ?
Depuis ma petite enfance, je rêvais d’écrire un livre. À quinze ans, j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la protection de la nature, surtout parce que les forêts à côté de chez moi avaient été coupées à ras. J’avais alors eu l’impression de perdre de vrais amis. J’ai voulu écrire Gorge d’or pour qu’on respecte les arbres, mais bien sûr on n’écrit pas un roman seulement à des fins de propagande. J’ai travaillé sur ce livre pendant huit ans, période pendant laquelle on a le temps de voir passer dans sa propre vie toute une palette d’émotions. Même si cela ne saute pas aux yeux, je suis assez émotive moi-même. Le très fort sentiment de la nature que j’éprouve date certainement de mes quatre ans, de la première fois où je suis vraiment allée dans la forêt primaire tout à côté de chez nous. Plus que la nature elle-même, ce qui m’intéressait à l’époque, c’était de pouvoir être seule. Je me promenais, je regardais les arbres, les mousses, les lichens et je sentais que la forêt était très grande, que je pouvais donc m’y perdre, m’y cacher, être en sécurité. La nature a toujours été pour moi une protection. Ensuite, peu à peu, je me suis intéressée aux plantes, aux oiseaux, aux champignons, à tout ce qu’on trouve dans une forêt… Ce lien profond est certainement à l’origine de l’émotion qui passe à travers le roman. La forêt a été aussi pour moi une école d’écriture : elle permet de sortir de sa tête, d’oublier son ego, de s’ouvrir au monde, de se mettre à la place des autres, ce qui est précieux pour tout écrivain.
À partir de ce projet de parler de la forêt, comment en êtes-vous arrivée à l’autre grand thème de Gorge d’or, les relations entre un père et sa fille, entre Erik et Malla ?
Par la mythologie de l’ours. Depuis que j’ai vingt ans, je me suis beaucoup intéressée aux traditions populaires, à la mythologie finlandaise et principalement à l’ours, qui y joue un rôle très important. Il existe à peu près une centaine de synonymes d’« ours » en finnois parce que c’était un mot tabou, qu’il ne fallait pas prononcer. J’ai lu plusieurs versions d’un mythe sur une fille et un ours. Au début, la jeune fille est rejetée par sa communauté. Elle part alors dans la forêt où elle rencontre un ours, ils tombent amoureux et s’installent ensemble dans la tanière de l’animal, où ils font un enfant. Ce mythe m’a donné l’idée de Malla et de son histoire avec Joel. Il existait aussi en Finlande un mythe selon lequel les hommes peuvent se transformer en ours. Dans le roman, on ne sait pas exactement si Joel est un ours ou un homme. Le fantastique se retrouve dans tous mes livres : il laisse la porte ouverte à différentes interprétations. En 2005, j’ai commencé Gorge d’or pour participer à un concours de contes. Comme l’histoire débutait quand Malla était toute petite, quelqu’un devait s’occuper d’elle, et j’ai donc inventé Erik. J’ai choisi de le faire vivre au début du XXe siècle, parce qu’en cherchant à protéger la nature à un moment où ça ne se faisait pas, il est en avance sur son temps. En donnant une partie de sa forêt pour créer une réserve naturelle, il révolutionne son époque. Je voulais aussi écrire une histoire un peu différente de ce qu’on lit d’habitude : souvent, l’adulte sauve l’enfant, tandis que dans Gorge d’or la fille sauve son père. Erik est de tempérament mélancolique. Enfant, il a lui-même connu beaucoup de problèmes qu’il n’a pas réussi à surmonter et qui continuent donc d’agir sur lui à l’âge adulte.
Le père d’Erik n’est lui-même pas un bon père, sa mère est absente. Erik est un père défaillant, il dit de Malla : « Effrayée de naissance, j’en suis conscient, c’est de ma faute ». La peur, l’inquiétude que semblent éprouver beaucoup de personnages dans le livre vient-elle des pères (réels et symboliques), ou de l’éducation – voire de son absence ? Ou est-ce plutôt dû à l’époque et au système politique dans lesquels ils vivent ?
C’est lié, dans une certaine mesure, à l’époque, mais surtout à la classe sociale dont est issu Erik. Dans cette classe supérieure, parents et enfants n’avaient pas de relations proches. Erik cherche à créer un lien aussi bien avec son père qu’avec sa mère, en leur faisant plaisir, en essayant de leur plaire. Sa propre enfance l’empêche de prendre en compte les besoins de Malla. Au début du livre, alors qu’elle vient de naître, il a l’intention de la laisser mourir sur son rocher, c’est pour cela qu’il la pense « effrayée de naissance ». Il est conscient d’avoir par cette expérience détruit quelque chose chez sa fille dès le départ, de lui avoir en quelque sorte inculqué que les adultes ne sont pas fiables et qu’il faut absolument leur plaire.
La révolution russe d’octobre 1917 et la guerre civile finlandaise de 1918 ne sont pas racontées, puisque pendant cette période Erik vit isolé dans le Grand Nord. Pourquoi avez-vous choisi de représenter l’Histoire uniquement à travers ses répercussions dans les années qui suivent la défaite des Rouges ?
Je n’ai pas insisté sur les événements historiques, car ce qui m’intéressait avant tout était de raconter une histoire peu racontée : l’évolution des rapports des humains avec la nature. On n’apprend absolument pas cela en cours d’histoire à l’école. Le thème du pacifisme m’importait également : Erik ne participe pas à la guerre civile, Joel refuse de faire son service militaire… Le début du XXe siècle était une période de violence sociale. Beaucoup de Finlandais ont abandonné les campagnes pour déménager en ville, l’industrie du bois a pris de plus en plus d’importance. Dans cette époque d’exploitation de la nature et de militarisme, il m’intéressait de voir comment se débrouillaient ceux qui voulaient protéger la nature et ne pas faire la guerre. J’ai aussi voulu montrer les conséquences de ces événements historiques, comme avec Erik qui se retrouve enfermé des années dans une maison de santé, parce qu’il a été marié avec une Rouge. Pendant l’écriture du livre, avec mes idées sur la protection de la nature, je me sentais assez marginale, et j’ai voulu montrer que lorsqu’on pense hors des courants dominants, on peut malgré tout mener des combats.
À la fin du livre, Malla fait un voyage qui recoupe les traces de trajets de son père des années avant sa naissance. Elle retrouve sa bicyclette et ses cartes topographiques, elle rencontre sans le savoir des gens qu’il a croisés… C’est un superbe moment de lecture, car on ne se rend compte qu’il s’agit des mêmes personnes et des mêmes objets que quelques lignes, quelques paragraphes après qu’ils sont mentionnés de nouveau. Comment vous est venue cette manière de renouer le lien entre le père et la fille ?
En tant que lectrice, j’adore quand il y a dans les livres des références un peu cachées qui se répondent. Pour moi, la narration consiste à tisser ensemble toutes sortes de bouts de fil. C’est très agréable d’inventer ces petits détails dès le début du livre, en sachant où ils réapparaîtront plus tard. Et cela facilite aussi mon processus d’écriture puisque j’ai ces repères à l’avance. Bien que mes livres soient plutôt longs, je veux qu’ils n’aient rien d’inutile, que tous les détails comptent. Si au début, je mentionne plusieurs fois le nable [1], on peut se douter qu’on retrouvera plus tard cet objet. Beaucoup de lecteurs m’ont dit qu’ils aimaient ces éléments qui reviennent. Et j’ai bien l’intention de continuer à en mettre !
À travers les épisodes du roman, vous décrivez des régions variées : Helsinki et ses environs, le Grand Nord, la montagne Gorge d’or dans l’Est qui semble être un peu un lieu originel, la province de la famille d’accueil de Malla… Vouliez-vous écrire un roman qui donne un aperçu des différents milieux naturels en Finlande ?
C’est plutôt dû au fait que, pendant l’écriture du roman, je me suis rendue dans ces régions différentes. Après le baccalauréat, j’ai étudié un an dans une école de jardinage en Ostrobotnie, là où Malla est envoyée dans sa famille d’accueil. Je ne m’y sentais pas du tout chez moi, parce que c’est une région très plate, avec de grandes étendues cultivées. Cela m’était donc facile de situer cette famille pas très accueillante dans cette région pas très accueillante. C’est aussi assez exact historiquement puisque, après la guerre civile, on a placé beaucoup d’enfants de Rouges en Ostrobotnie. Le séjour d’Erik en Laponie vient de ma découverte de l’hiver là-bas en mars 2006. Et en 2009, j’ai fait un voyage au mont Koli, dans l’est de la Finlande. C’est un lieu très lié à la mythologie de l’ours, que j’ai mis dans mon livre en lui donnant le nom de Gorge d’or.
Quand Erik connaît un nouvel amour avec Elsi, la musicienne, vous l’exprimez dans un très beau et très étonnant passage par des métaphores liées à la forêt. Ces métaphores sont-elles propres au personnage d’Erik ?
C’est dû à sa personnalité, mais c’est également une façon de montrer que l’amour fait partie de la nature, et donc que le vocabulaire de la nature est très adapté pour le décrire. L’amour a été tellement décrit dans la littérature qu’il fallait aussi essayer de trouver une manière neuve de l’exprimer.
Vos personnages principaux ont des noms suédois, comme le meilleur ami d’Erik. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
C’est tout simplement à cause de la classe sociale d’Erik. À l’époque, l’élite finlandaise portait des noms suédois. Cela permet également de souligner la difficulté qu’a Malla à s’adapter à sa famille d’accueil, son étrangeté par rapport à la société très finnoise dans laquelle elle se retrouve, où d’ailleurs on change son nom et son prénom. Ces gens voient « Malla » comme un prénom bizarre, plus comme un diminutif – de « Magdalena ». De nombreux monts de Laponie porte ce nom, c’est presque un synonyme de « montagne ». Erik et Malla ont le projet de visiter ces monts. Le principal d’entre eux a été le premier parc naturel de Finlande en 1916.
Anttu, qui s’engage comme marin pour découvrir le monde et va jusqu’en Australie, est aussi un personnage fort. Émigrer, s’embarquer dans la marine, était-ce particulièrement répandu en Finlande ?
Oui, en particulier en Ostrobotnie. À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les gens partaient beaucoup aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Extrême-Orient russe… La croissance de la population ne laissait plus assez de terres pour tout le monde. Mais Anttu est aussi le genre de personnage que je mets dans tous mes romans pour avoir un personnage plus léger, plus positif que tous ces mélancoliques !
Question pour Anne Colin du Terrail : Même si on ne lit pas le finnois, la traduction paraît remarquable. Gorge d’or a-t-il été difficile à traduire ?
Oui et non. Une écriture aussi sublime vous porte, on n’a pas à se poser de questions. Dans ce sens, c’est plus facile à traduire qu’un livre mal écrit qu’il faut réécrire. Mais une difficulté venait des très nombreux mots rares dans ce roman, anciens ou régionaux. On finit par trouver des équivalents français, mais il faut chercher. Une autre difficulté particulièrement présente dans Gorge d’or est qu’en finnois il existe énormément de verbes pour exprimer les bruits et les mouvements, beaucoup plus qu’en français. Dix mots différents désignent les tourbières, alors que nous n’en avons qu’un. Le récit à la première personne du présent est ce qui m’a donné le plus de mal. Le livre est écrit dans un style qui rappelle un peu le début du XXe siècle, mais à l’époque, en France, personne n’écrivait au présent. On écrivait tout au passé simple. Je voulais absolument éviter les inversions des verbes du premier groupe à la première personne : « pensé-je », je trouve ça affreux. Donc j’ai dû jongler. Cette traduction a été un peu compliquée mais extrêmement agréable et stimulante.
Pouvez-vous nous parler de votre roman qui a eu le prix Finlandia, Margarita ?
Au départ, je voulais écrire une suite de Gorge d’or, mais comme j’en ai eu assez d’Erik et Malla, j’ai trouvé d’autres personnages. Margarita parle de la période de reconstruction après la Seconde Guerre mondiale où on s’est mis à couper les forêts encore plus qu’avant pour payer les réparations de guerre à la Russie. Au moment de la paix, la Finlande a perdu plusieurs parcs nationaux dans les territoires annexés par l’URSS. Cela m’a beaucoup surprise de me rendre compte qu’à l’époque souvent les mêmes personnes coupaient les bois et voulaient créer des parcs nationaux. Un des personnages principaux de Margarita, Antti, tient justement ces deux rôles. L’héroïne, Senni, est masseuse. Elle a besoin d’une protection autour d’elle, d’une coquille, pour accepter le contact avec les gens. Un autre personnage principal est une moule perlière d’eau douce, Margaritifera margaritifera. En Finlande, pour trouver des perles, on a ouvert des quantités industrielles de ces moules, ce qui les a fait disparaître de nombreuses rivières. Je voulais établir un parallèle symbolique entre ce coquillage et Senni : quand on casse la coquille de la moule, c’est mauvais pour elle ; quand on cherche à briser la carapace de Senni, ça ne lui attire que des ennuis. Il reste dans Margarita une trace de Gorge d’or, puisque Erik et Malla y font une apparition.
En France, la littérature finlandaise est mal connue. Quel écrivain recommanderiez-vous ?
Sirpa Kähkönen [2]. Je pense que nous avons en commun d’écrire de belle façon à propos de choses affreuses. Et il y a aussi toujours dans nos livres la volonté de défendre ceux qui n’ont pas la capacité de se défendre eux-mêmes.
Propos recueillis par Sébastien Omont et traduit par Anne Colin du Terrail
[1] Bouchon de bois qui permet de vidanger une barque. [2] Ville au cœur de pierre, sur le rêve révolutionnaire de trois émigrés finlandais à Petrograd dans les années 1920, a paru en France en 2017 (trad. du finnois par Claire Saint-Germain, Denoël, 464 p., 21,90 €).