Après le magnifique Gorge d’or en 2023, deux autres romans inscrivent les forêts de Finlande sur la carte littéraire des territoires désirables. Nevabacka est un roman finlandais écrit dans la langue de la minorité suédoise par Maria Turtschaninoff, tandis qu’Anneli Jordahl, une écrivaine suédoise, réécrit un classique de la littérature finnoise, Les sept frères d’Aleksis Kivi, en situant son livre dans les bois de Laponie. Toutes deux offrent le premier plan à des personnages féminins.
Ces deux romans explorent le rapport à la nature par des formes originales. Les filles du chasseur d’ours est l’histoire de sept sœurs élevées à la dure, débordant d’énergie et de gouaille grossière, mais aussi de manques et de violence. Anneli Jordahl en fait une sorte de conte réaliste sur les rapports de domination au sein de la famille. Maria Turtschaninoff, elle, centre son livre sur un territoire, une ferme au fil des siècles, du XVIIe au XXIe. Ses habitants deviennent les héros d’autant de nouvelles, allant et venant sans cesse entre la forêt et les terres cultivées. Nevabacka et Les sept filles du chasseur d’ours sont des histoires de frontière racontant le passage de la sauvagerie à la civilisation, sans que la première disparaisse, et montrant comment les deux peuvent jouer et s’articuler plus ou moins harmonieusement.
Les filles du chasseur d’ours vénèrent leur père fort et charismatique, bien qu’il soit souvent absent, parti chasser ou vendre ses peaux à la ville – ou peut-être pour cette raison même. Elles détestent et méprisent leur mère qui essaie de les faire travailler à ses côtés dans la ferme familiale, « un boulot de bonne femme ». Laura préférerait devenir artiste, Elga, professeure, Aune, conteuse. Johanna, Tania et Tiina aiment chasser, se baigner, se battre dans la boue et boire de la bière. Quant à Simone, elle prie pour résister aux tentations.
Un ours finit par avoir la peau du chasseur. La mère meurt d’épuisement. Les filles doivent à présent construire elles-mêmes leurs vies. Elles peuvent pour cela s’appuyer sur les solides préceptes du père : « le dentifrice abîm[e] l’émail des dents », « Les horloges et les miroirs rendent les gens malheureux », les hommes qui essaient de vous séduire, les fonctionnaires et les pasteurs qui prétendent vous aider ne cherchent qu’à vous contrôler. Après une série de mésaventures, elles décident d’aller vivre à cent cinquante kilomètres de la ville, au cœur de la forêt primaire, dans la cabane de chasse du père.
Même si la nature est source de joie, il n’y a rien d’idyllique dans la description que fait Anneli Jordahl de cette vie primitive. Dès que l’hiver s’allonge, la faim menace. La moindre blessure met leur vie en danger. La liberté est toute relative, puisqu’il faut travailler dur pour survivre. Et toutes les sœurs ne sont pas enthousiasmées par le rude labeur au fond des bois. Toutes n’apprécient pas le fonctionnement clanique. Les plus fortes physiquement font de cette caractéristique un critère discriminant et oppriment celles qui le sont moins. Les coups pleuvent. Johanna, l’aînée et la plus farouche, finit par faire régner une sorte de dictature pour maintenir la loi du père.
Les sœurs ont leurs limites : « elles démontrent une incapacité qui s’apparente à une impuissance et même à une véritable détresse dès lors qu’il s’agit d’organiser quoi que ce soit ». Découvrant la ville lorsqu’elles vendent les peaux au marché, Elga et Simone s’abandonnent à l’ivresse et à la luxure. S’il y a de très belles déambulations de Laura à la recherche d’argile et de bois à sculpter, ou de Simone en quête de sa raison sur une montagne, la nature n’est ni magnifiée ni hostile : les sœurs y connaissent des moments de bonheur exalté, comme elles y souffrent des distances trop grandes, du gibier rare ou du froid qui fige le monde.
Peu à peu, pourtant, elles apprennent. Elga, la plus jeune, la plus persécutée par les autres, en vient à maîtriser la lecture et à l’apprendre à Aune et Laura. Au marché, les autres sœurs rencontrent Onni le marchand de fourrures qui leur révèle que leur père les maintenait dans l’ignorance. La découverte du journal de leur mère la fait voir sous un jour différent à Aune et Elga. « Le véritable écrivain, c’était elle » : dans son journal, elle a su dire sa solitude, sa peur de son mari, puis de ses filles. Par le défaut d’éducation, le chasseur d’ours exerçait sur sa famille une emprise patriarcale.
Avec ces sept sœurs nées d’un foyer rustique qui vont se perdre dans la forêt, dont quatre sont jumelles, on pense inévitablement au Petit Poucet. Cependant, Les filles du chasseur d’ours est la réécriture d’un roman majeur des débuts de la littérature finnoise, Les sept frères (1870) d’Aleksis Kivi. Anneli Jordahl en reprend l’intrigue – presque péripétie par péripétie – et l’énergie burlesque des personnages principaux. Elle conserve certaines de leurs caractéristiques : Simeoni et Simone sont à la fois religieux et portés sur l’alcool, Lauri et Laura aiment errer dans les bois à la recherche de matériaux, Eero et Elga sont les plus malins et possèdent une langue acérée. Mais le sens général est différent. Kivi clôturait son roman par une rédemption par le travail qui n’était pas à la hauteur du plaisir né des diatribes furibondes et lyriques, bagarres, beuveries et catastrophes causées par les sept frères. Celles-ci culminent en une mêlée absurde causant l’incendie de la maison toute nouvellement construite par les frères, et dans une lutte épique contre quarante bœufs les pourchassant dans la forêt. Anneli Jordahl célèbre aussi la vitalité des sœurs, leur outrance, leur truculence, ainsi que la joie que peut procurer la nature, mais elle les met en regard des envers négatifs de la sororité. Les frères restaient un collectif soudé alors que Anneli Jordahl signifie que la liberté, c’est que chacune puisse suivre sa voie.
Enfin, la féminisation des personnages change la donne : à la fin du roman de Kivi, six des sept frères se mariaient ; ici, à l’exception d’une des sœurs, « aucune d’entre elles n’a même l’idée de faire la rencontre d’un homme et d’avoir des gosses ». L’exemple de leur mère trimant sous la coupe de leur père leur a suffi.
C’est dans la marge étroite entre forêt sauvage et civilisation, en s’émancipant des carcans familiaux, que certaines des filles du chasseur d’ours trouveront la sérénité, pas en se plongeant dans la nature primitive ou en cherchant à la transformer. Anneli Jordahl elle aussi se tient en équilibre entre comique et pathétique, jubilation et dénuement amer, embarquant le lecteur dans un roman étonnant et emballant (comme d’ailleurs Les sept frères [1]).
Au XVIIe siècle, un soldat suédois est récompensé par des terres dans l’est du royaume, c’est-à-dire en Finlande. Il en faire une ferme : Nevabacka – mélange du finnois neva, « marais », et du suédois backa, « colline ». Comme c’est la coutume dans cette région, il abandonne son nom pour prendre celui de sa terre et devient Matts Nevabacka. Cela induit évidemment un lien fort entre la ferme et la famille qui l’habite, lien qui dure jusqu’au dernier personnage du livre, la narratrice du prologue. Le titre original signifie d’ailleurs « Terre ancestrale » ou « Domaine patrimonial ».
La lignée portant le nom de Nevabacka va reposer sur une alliance, celle du premier fermier avec une nymphe appartenant au « peuple de la forêt ». Elle lui donne un héritier en échange de la promesse de ne jamais assécher la Tourbière Enchantée, lieu central du roman, pendant de la ferme. Ainsi, dès le début, le rapport des habitants à la nature est dual : terres cultivées d’un côté, tourbières et forêts primaires de l’autre.
L’Histoire affecte Nevabacka. Un « bandit » se cache dans la forêt : Abraham, un des petits-fils du fondateur, déserteur de l’armée royale. Puis un vicaire pourchassé par les cosaques pendant l’invasion russe de 1714-1721. L’un et l’autre éprouveront que Dieu peut être dans la forêt où on peut le prier différemment. Se succèdent épidémies, famines, émigrations et guerres, mais aussi des moments de bien-être offerts par la forêt à des personnages de plus en plus souvent féminins à mesure que le livre et le temps avancent. Dans une langue simple, claire, évitant les effets, Maria Turtschaninoff nous offre de belles figures féminines dont la succession dit à la fois la continuité et les changements d’une génération à l’autre. La curieuse Kristin, capable de causer le meilleur comme le pire, fait écho à une autre enfant, trois siècles plus tard, Ottilia, qui a peur que son grand-père ne l’empaille comme un oiseau nocturne car, puisque sa mère l’a abandonnée au soin du reste de sa famille, elle se croit « nuisible ». La raisonnable Brita, la sombre Fredrika, accusée d’être une sorcière, l’imaginative Ingrid et sa « sœur des bois », la trop rationnelle Kristiina, l’insatisfaite Sofia, l’intelligente Alina qui rêve de devenir institutrice, la dévouée Doris qui aime danser mais ne se marie pas pour s’occuper de la ferme à la place de ses frères morts à la guerre, toutes, avec leurs aspirations souvent insatisfaites écrivent l’histoire d’une classe paysanne à l’horizon en grande partie limité au domaine qu’elle cultive. Ottilia, sa fille Eva-Stina, sa petite-fille Anna, sont parties à la ville mais elles restent liées à Nevabacka.
Maria Turstchaninoff fait le récit de l’évolution d’un rapport à l’espace, avec un merveilleux de plus en plus discret mais qui réapparaît quand les êtres humains s’éloignent d’un rapport équilibré à la nature sauvage. Chaque fois qu’un personnage perd tout contact avec la forêt et la tourbière derrière la ferme, il en paie le prix. Mais il y a toujours des descendants pour y retourner et prêter attention aux avertissements du pic noir, oiseau de mauvais présage, récurrent, y compris dans d’autres romans de la forêt finlandaise. Cependant, comme l’orpheline Estrid, il suffit de savoir l’écouter et de le suivre pour trouver ce qui rendra sa vie harmonieuse.
[1] Aleksis Kivi. Les sept frères. Trad. du finnois par Jean-Louis Perret, Stock, coll. « Bibliothèque cosmopolite ». 256 p., 9,50 €.