Et ils vécurent la Révolution

Le goût des mémoires et des journaux, non nécessairement intimes, est revenu en force, mais cela n’abolit pas ce qui se prend un peu pour le fin mot des situations ou en donne une possibilité de narration, une crédibilité. Nous pouvons lire aujourd’hui deux publications qui donnent le vrai d’un temps par son vécu : la présentation de Charles Antoine Gibert de l’Isle (1754-1837), notaire, et les lettres d’un avocat parisien, Adrien Colson. Un autre livre de Pierre Serna laisse penser un ensemble, une ville, un monde toujours plus contraint dans sa fonction de carrefour et au service de Paris.

Pierre Serna | La Révolution oubliée. Orléans, 1789-1820. CNRS Éditions, 436 p., 26 €
Pierre Serna et Philippe Bertholet (éd.) | « La fermeté de mon caractère ». Gibert de l’Isle ou les pérégrinations politiques d’un notaire parisien (1754-1837). Champ Vallon, 380 p., 26 €
Timothy Tackett | Jours de gloire et de tristesse. Une histoire extraordinaire de la Révolution par un Parisien ordinaire. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Serge Chassagne. Albin Michel, 250 p., 22,90 €

Gibert de l’Isle, installé au coin de la rue des Renards, section Saint-Merry, raconte très sagement des choses bien extraordinaires pour un homme ordinaire. Notaire par choix, il appartenait à cette bourgeoisie éminemment parisienne de juristes qui forma l’armature administrative du XIXe siècle. Vivant place Dauphine, ses parents, aimants et attentionnés et dont il resta toujours proche, l’ont confié comme demi-pensionnaire, pour ne pas se séparer de lui, à une institution qui surveillait les études des élèves au collège Mazarin. Il y reçut l’éducation du temps des Lumières et bénéficia de multiples accointances familiales dans le monde des talents et du droit, tel Bailly, le futur maire de Paris, ou divers grands médecins et chirurgiens. Son adolescence fut marquée par l’affreux chaos qui fit tant de morts par écrasement lors du fameux feu d’artifice de 1770 en l’honneur du mariage du Dauphin, futur Louis XVI ; il sauva son père par sang-froid et amour filial. Par son travail, il sut développer son étude notariale et se maria dans son milieu, et, pour parfaire sa compétence, il prit ses grades d’avocat à Reims. Électeur aux états généraux, président de sa section, élu capitaine d’une compagnie de chasseurs à pied au nom de l’ordre que l’on doit maintenir, il prit goût au commandement militaire, à son exactitude. C’est ainsi que, le 10 août 1792, toujours fortuitement mais la tête froide, il sauva Théroigne de Méricourt d’une mauvaise passe, alors qu’elle parcourait Paris à cheval pour haranguer le peuple et les troupes, ce qui excitait en retour à son encontre des fureurs très genrées.  

Avec la chute de la monarchie constitutionnelle, vint un temps qui ne correspondait plus à ses besoins et à ses valeurs d’ordre ; il fut inquiété lors de la Terreur et fit de la prison à Sainte-Pélagie. Son modérantisme royaliste, la présence dans son étude du frère de l’assassin de Lepeletier de Saint-Fargeau et son passage, qu’il tait, au club de la Sainte-Chapelle le mettent à l’écart et ruinent son rôle politique. Il perdit successivement sa femme et ses biens : sa femme, qui trouvait son train de vie insuffisant, trop bon père de famille, trop scrupuleusement gestionnaire ; ses biens, par suite de négligences peu ou prou contraintes et d’actes notariés malencontreux.

« Réjouissances données par la ville de Paris aux Halles, le 21 janvier 1782, à l’occasion de la naissance du Dauphin », Philibert-Louis Debucourt (1782) © Musée Carnavalet/Histoire de Paris

Entré dans une nouvelle vie, un nouveau cahier de récits montre une vie de fonctionnaire de la nouvelle société. Il partit vers l’Italie, Milan, qui offre une administration civile et militaire à constituer, puis Tarente, où son acharnement au travail et sa rigueur administrative lui valurent la protection de Soult. Les circonstances obligèrent pourtant ce rond-de-cuir à essuyer de terribles tempêtes de montagne pour franchir le mont Cenis ou sur mer au-delà du golfe de Naples, et parfois, à faire de l’autorité, devant des aubergistes et voituriers malhonnêtes. Son souci du factuel en fait de vrais récits d’aventures où le sens s’impose par-delà la platitude soutenue de sa littérarité. 

De retour en France, à Compiègne, il devient secrétaire général de la préfecture. Il vit non sans émoi les invasions de la France par les Prussiens en 1814 et 1815. Sa méticulosité, l’équanimité de son discours, font de lui un parfait personnage balzacien selon tous les stéréotypes du XIXe siècle, encore qu’il pleure avec sentimentalité dans toutes les situations qui le touchent. Ainsi, en apparence triste et longuet, ce texte est toujours riche d’enseignements et c’est précisément parce que rien n’a été coupé (et ce n’est pas la faute de ses éditeurs, remarquablement précis dans l’appareil de notes) que le personnage est ressenti comme pleinement notarial, et pardon à la profession pour cette concession à un stéréotype de théâtre. 

Pour les lettres de Colson, avocat parisien, Timothy Tackett a malheureusement substitué ses résumés au texte, et il en livre une revue, parfois désordonnée, comme si l’écriture et la spontanéité de ces lettres adressées à l’administrateur en Berry, près de Levroux, des biens de Longaunay devait n’être qu’un objet d’analyse. C’est dommage. L’auteur s’en défend et ces lettres avaient déjà été publiées en partie pour la Révolution, mais, en supposant superfétatoire la gestion des domaines pour garder pleinement la vie politique parisienne décrite, on aimerait entendre davantage le protagoniste car les rares lettres données in extenso, celles de jours emblématiques, sont absolument passionnantes. Leur auteur et leur destinataire ont une connivence et une curiosité partagée qui excèdent ce qu’ils devaient comprendre pour être efficacement au service du domaine d’un marquis peu gestionnaire et peu argenté. Seule l’adhésion progressive de Colson aux positions de la Montagnarde distend ses liens avec son correspondant. Initialement monarchiste comme presque tous les futurs sans-culottes, Adrien Colson, qui a la soixantaine en 1789, fut aussi un catholique pratiquant de la paroisse Saint-Jacques de la Boucherie, dont il ne reste que la tour Saint-Jacques. Curieux, il court les brochures du Palais-Royal, et, comme il n’a pas de servante ni de service à demeure, ses habitudes au café en face de chez lui font de lui un bon observateur et un bon témoin de son temps. On aimerait jouir davantage du vrai du texte, d’autant que l’appréciation, ne serait-ce que géographique, du proche et du moins proche de l’ordinaire des rues parisiennes, qui intéresse pourtant l’auteur-éditeur de ces lettres, est parfois trop flottante. 

Pierre Serna et Philippe Bertholet (éd.), « La fermeté de mon caractère ». Gibert de l'Isle ou les pérégrinations politiques d’un notaire parisien (1754-1837)
« « La fermeté de mon caractère ». Gibert de l’Isle ou les pérégrinations politiques d’un notaire parisien (1754-1837) », Pierre Serna et Philippe Bertholet (éd.) (Détail) © Champ Vallon

Le livre de Pierre Serna sur Orléans est un vrai livre de synthèse et d’historien, il montre ce qu’une monographie apporte à la compréhension d’un moment. Il fait vivre l’évolution d’une ville moyenne de 45 000 habitants de 1789 à 1820, soit de la Révolution jusqu’à la stabilisation bourgeoise de la société du XIXe siècle. La ville est active et sa vie économique devient particulièrement difficile en raison des perturbations politiques. Presque toutes ces années furent marquées par une pénurie alimentaire, bien que la ville se trouvât au bord des principaux ravitaillements. Orléans est d’abord un carrefour stratégique dans le dispositif politique et militaire « parisien », dirait-on, parce qu’elle commande la liaison vers la Vendée et les chouanneries et parce qu’elle draine vers Paris le ravitaillement venu du centre de la France. Une activité batelière de rupture de charge permet de faire remonter depuis Nantes des vins et plus encore la mélasse des Antilles, les vins descendant aussi de l’amont. Les blés, les pondéreux, les faïences s’y déchargent, les bovins et les moutons en grand nombre sont acheminés vers Paris, les manufactures, textile en tête, mais aussi les raffineries, travaillent pour autant que la matière première arrive, or la pénurie de grains reste l’obsession du temps ; non seulement les orages de grêle inouïs de l’été 1788 avaient haché et détruit les récoltes mais l’hiver de grands gels persistants en 1789, de novembre à janvier, détruisit tout espoir de récolte. La liste de 1793 donne 18 000 indigents, soit 40 % de la population, et l’hiver 1794 sera pire. Le peuple a faim, et c’est cela qui doit s’entendre parallèlement aux mouvements politiques parisiens et souvent en décalage. À la mi-septembre 1792, on ne tue pas les prisonniers incarcérés, mais on exécute sauvagement un contrôleur des grains et on brûle deux maisons. 

Le confinement du covid a rendu chacun à ses archives de proximité, fût-ce selon des modalités contraignantes. Cela donne ici à Pierre Serna la chance de s’appesantir sur une ville moyenne, présumée « sans histoire » ou banale malgré le tapage que fit en mars 1793 l’agression du représentant en mission Léonard Bourdon. Très surveillé, ce maillon des communications nationales connut de multiples visites de représentants en mission. Le souci de comprendre hommes et femmes du temps parallèlement permit à l’auteur de regarder de près les formes de républicanisation sensibles par l’ordre du temps, les calendriers, les almanachs ; il s’appuie aussi sur les écrits d’acteurs du temps, Sylvain  Rousseau, un marchand grainetier qui a tout vu, tout su depuis sa boutique du Martroi en plein centre-ville, l’abbé Pataud qui, dès 1812, produisit une histoire de la Révolution à Orléans en en ayant connu les acteurs et en bénéficiant de sa mémoire vive. Bien plus singulières sont des écrits de femmes. L’une, Marie-Anne Charpentier, mariée, l’autre, Jeanne-Victoire Dellezigne, apprentie et ouvrière, des journaux discontinus et non publiés qui témoignent de leur désir de faire mémoire et de dire le vrai dans une langue incertaine. Elles disent l’inouï de la nouveauté ; leurs étonnements, leurs mots, sont révélateurs et contribuent à une interrogation subtile sur le vécu des protagonistes saisis par la situation. 

La ville subit les contrecoups de la guerre, elle doit ravitailler avant de se ravitailler, mais les réorganisations économiques donnent aussi du travail. Cette « ville bizarre » (dit l’auteur) a sa part de logiques propres, une forte emprise de l’Église. Après Paris et Rouen, c’est la troisième ville de France pour la saisie de biens nationaux. Les moments politiques classiques de la Révolution y ont un tempo particulier propre à faire comprendre les événements nationaux, la pénétration de nouvelles normes et projets sociétaux pour tous. Certes, comme partout, la municipalité pondère, les modérés ne perdent pas longtemps ni vraiment le pouvoir, la petite bourgeoisie sans culotte des métiers et des gratte-papiers est vite éliminée ; dès Thermidor, face aux vaincus du jour dont la liste est donnée, les tourne-veste (dit l’auteur de La république des girouettes), restés en place et volontiers revanchards, s’affichent dans le langage de la continuité, tout comme la fête républicaine s’est glissée dans celle de Jeanne d’Arc. 

Ce portrait d’une ville en mutation partielle dépasse la célébration monographique. Sa société est passée de l’Ancien Régime qui l’opposait à Paris au moment très surveillé de la Révolution qui lui fait suivre, mais pas à l’identique, ce qui se produit dans la capitale, puis, à terme, elle devient tributaire des futurs préfets, qui décident. Les autorités locales obéiront, et c’est tout ce jeu politique et de réorganisation qui fait de cet ouvrage un livre d’introduction balzacienne au XIXe siècle, d’autant que la vivacité d’écriture de Pierre Serna se fonde sur une historiographie riche et redonne le goût de la synthèse qui croise les domaines, mais, comme on le sait, tout historien au travail se fait ogre.