Guerre à tous

La charge polémique et le contexte belliqueux constituent la trame de Trois guinées, le dernier livre publié du vivant de Virginia Woolf, en 1938. L’essayiste s’y montre égale à elle-même, en « mouette » déchiquetant avec sauvagerie des pans entiers d’un patriarcat fauteur de guerre, et osant comparer l’oppression subie par les femmes à la répression nazie. Cécile Wajsbrot en assure une nouvelle traduction, elle qui a déjà signé chez le même éditeur une traduction révisée et rééditée des Vagues (1931). Démontrant ainsi combien ses affinités électives, mais également ses propres créations romanesques, la ramènent, encore et encore, au cœur du vortex woolfien, que celui-ci soit élégiaque ou, comme ici, abrasif.

Virginia Woolf | Trois guinées. Trad. de l’anglais par Cécile Wajsbrot. Le Bruit du temps, 388 p., 15 €

Au départ, une requête que Woolf feint de présenter comme historique et inédite. Pour la première fois, un homme demande à une femme son aide : « Comment empêcher la guerre ? » La société n’a de fait pas pour habitude de solliciter celle, à titre personnel, celles dans leur généralité, qu’elle a si longtemps privée(s) du droit à l’instruction, au travail et à la parole. Ce quidam anonyme et sans doute imaginaire lui enjoint, aussi, de verser une « guinée » (88 euros d’aujourd’hui) à la cause des femmes, en aidant à rebâtir un collège universitaire à elles dédié. À trois reprises – et le geste ainsi répété finit par tenir du rituel –, Woolf se dispense d’obtempérer, un peu à la manière d’un Bartleby préférant ne pas. Qu’on ne compte pas sur elle pour se tenir le petit doigt sur la couture du pantalon. Vous me sonnez, comme si j’étais une servante à votre disposition, à vous les hommes ? Souffrez en retour que je vous contre-sonne. Vous m’enjoignez de participer à une bonne œuvre ? Eh bien permettez-moi de vous dire que vous prenez les choses par le mauvais bout, et que toute l’affaire exige d’être repensée avec des « mots nouveaux » et « en créant des méthodes nouvelles ». 

C’est à partir de la différence des sexes qu’il faut reprendre, à nouveaux frais donc, la question du pacifisme. Changer de paradigme, seul, permettra d’empêcher la triste répétition du même. « Vous ne nous avez pas demandé ce qu’est la paix ; vous nous avez demandé comment empêcher la guerre. » « Alors que les canons bruissent à vos oreilles, vous ne nous avez pas demandé de rêver. » L’impact de Trois guinées, bien moins connu, en France du moins, qu’Une chambre à soi, tient dans ce déplacement, ce changement de point de vue d’apparence modeste, mais somme toute assez révolutionnaire. 

En laissant s’écouler trois ans, chiffre régulièrement martelé, entre la réception de la lettre et la réponse qui finira par lui être apportée, Woolf s’affiche en maître des horloges. La situation internationale a beau être tragique, nous sommes en pleine guerre d’Espagne, et tous les jours, des photos de cadavres et de maisons détruites affluent sur son bureau via les journaux, Woolf prend son temps, les années qui passent lui donnant tout loisir de fourbir ses armes. Et tout délai supplémentaire, véritable supplice chinois qu’elle inflige à son correspondant, dont on sait simplement que c’est un homme « éduqué », membre de plein droit de la confrérie des sachants et des puissants, permet de régler ses comptes avec l’ordre symbolique patriarcal, et l’irrésistible « disposition à la guerre » dont il est porteur. 

Trois Guinées, Virginia Woolf, le bruit du temps Maria Santos-Sainz, Virginia Woolf journaliste
« Le printemps dans les tranchées », Paul Nash (1917) (détail) © CC0/IWM

Argumentant pas à pas, convoquant les faits arides autant que les images qui pleuvent dru sous sa plume jamais en manque d’inspiration, elle livre une bataille sans merci. Sa guerre se veut (au moins) triple : contre la guerre, c’est acquis, mais encore faut-il s’entendre sur ce que la paix exige en termes de renoncement à la volonté de puissance et de domination. Contre la guerre secrétée par les hommes – qui d’autre qu’eux est à la manœuvre ? – et contre la « Dictature et la Tyrannie » d’un présent sanglé dans un uniforme moulant – elle pense à Hitler et Mussolini, incarnations du mal à ses yeux. Et partant, guerre contre les injustices et offenses faites aux femmes depuis la nuit des temps. Enfin et surtout, Woolf a pour adversaire tout ce qui nourrit la guerre, et que la guerre alimente en retour, à savoir la violence symbolique logée au cœur des institutions et de la société, en la personne du père de famille. 

Son Malaise dans la culture à elle (qui publie l’œuvre de Freud sur la Hogarth Press) a pour nom pater familias : le sien, accessoirement, la figure du géniteur, dans l’absolu. Avec ce qui lui tient lieu de stéthoscope, elle ausculte les tabous sexuels, les interdits, les fixations infantiles. Sous les poitrines bardées de médailles et de distinctions, elle entend battre la peur de voir les filles de famille accéder à l’instruction et finalement prendre le pouvoir, dans un avenir de moins en moins lointain. « Ignorantes comme nous le sommes des motifs humains, et peu pourvues de mots, admettons qu’aucun terme unique n’exprime la force qui s’opposa, au dix-neuvième siècle, à la force des pères. Tout ce que nous pouvons dire de cette force avec certitude, c’est qu’elle était d’une terrible puissance. Elle obligea à ouvrir les portes de la maison privée. Elle ouvrit Bond Street et Piccadilly ; elle ouvrit les terrains de cricket et les terrains de football ; elle flétrit corsets et falbalas… ». 

Et ainsi de suite. Prenant ses désirs (de renverser la table paternelle, de réduire en cendres les édifices publics érigés à la gloire des hommes) pour des réalités, elle manie l’ironie comme une machine à passer l’ordre masculin à la sulfateuse. De l’homme, elle dit sans détour qu’il « jouit », alors que la femme « endure ». Féministe sans en endosser le « nom », la pacifiste parle le langage des armes. Surtout, elle joue du contraste entre les photos (de cadavres et de ruines) jamais montrées, mais dont on imagine sans mal l’horreur, et les clichés, au nombre de cinq, ici reproduits (ainsi que trois cahiers reliés de feuilles perforées qui auront servi à l’enquête). On y aperçoit cinq mâles blancs accrochés à leurs privilèges d’un autre âge. En dernière analyse, c’est pourtant l’image subliminale qui éclipse la pompe des généraux, juges et autres évêques. Aux antipodes de ces figures d’autorité, les maîtres à penser woolfiens, ses vrais « professeurs », se nomment « pauvreté », « chasteté », « dérision » et « liberté à l’égard de loyautés irréelles ». C’est le prix à payer pour que les femmes s’unissent et s’émancipent. 

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Leur paradoxale volonté de non-puissance, de non-savoir (« sphère de l’ignorantsia »), de non-richesse (« expérimentation pauvre »), s’incarne dans une écriture pleinement « aventureuse », dont on relèvera la nature « hybride », mi-didactique, mi-poétique, mais toujours radicale : « nous sommes dans une salle de conférences rance des émanations d’une encre éculée, écoutant un gentleman obligé de donner des conférences ou d’écrire tous les mercredis, tous les dimanches, sur Milton, ou sur Keats tandis que le lilas secoue librement ses branches au jardin et que les mouettes, piquant et tournoyant, suggèrent de leur rire sauvage que ce poisson pourri pourrait leur être avantageusement jeté. » Et la mouette sauvage de retenir dans son bec, jusqu’à la toute dernière page du livre, la « guinée » instamment quémandée, avant d’en faire souverainement don. Refusant d’être embrigadée, elle aura consenti uniquement sur la foi des conditions fixées par l’artiste androgyne, par l’outsider. 

Ce dernier terme, Cécile Wajsbrot ne le traduit pas, alors que d’autres traductrices avant elle, Viviane Forrester ou Sophie Chiari, plus récemment, parlent de « marginale ». Il est vrai que Woolf et ses semblables ont longtemps été interdites d’accès à toutes sortes d’institutions publiques. C’est sur la notion d’un no woman’s land, donc d’une marginalisation, qu’il convient d’insister. En reprenant le vocable anglais, Wajsbrot ne saurait tout à fait se tromper : le lieu depuis lequel l’essayiste écrit n’est pas, cette fois, une « Pièce à soi », mais un endroit hors les murs, à l’écart des institutions, lieu d’exclusion et de relégation, autrefois réservé à une Antigone, ou bien encore à une Cassandre, l’une et l’autre condamnées au plus aliénant des exils intérieurs. Reste que ne pas traduire s’apparente à une forme de capitulation en rase campagne, assez peu conforme à la farouche combativité woolfienne. 

Également partisane d’en rester à l’anglais, Léa Gauthier, dans sa version parue chez Rivages, se justifie, voyant dans « l’avènement de la Société des outsiders » « un appel à dissidence des plus actuels ». De fait, la permanence des conflits, aujourd’hui en Ukraine, sur la bande de Gaza, au Yémen, etc., démontre, si besoin était, combien Woolf est dans le vrai en fustigeant ce fléau de tous les âges qu’est le militarisme viriliste. On rêve autant qu’on désespère, toutefois, de trouver comment formuler au mieux le versant pleinement français de l’outsider. Qui n’a pas à être une marginale, vu qu’elle est en mesure de revendiquer, et même de détenir, un vrai pouvoir – celui que génère l’extraterritorialité agissante. En faisant sept fois le tour des murailles de Jéricho, le peuple d’Israël n’a-t-il pas fini par les faire tomber ? À trois fois trois reprises, Woolf aura agi de même. À quand la chute finale ?