Sa vie avec Virginia

Leonard Woolf, époux de Virginia, publia à la fin de sa vie six volumes de souvenirs et d’autobiographie. Les Belles Lettres en ont tiré un petit livre dont le titre, Ma vie avec Virginia, indique clairement l’orientation. Il se lit avec plaisir, même si les lecteurs exigeants sur des questions d’appareil critique, de propos introductifs et de traduction trouveront de quoi être agacés.


Leonard Woolf, Ma vie avec Virginia. Trad. de l’anglais par Micha Venaille. Les Belles Lettres, 155 p., 13,50 €


En effet, préface et notes sont creuses, la connaissance de l’anglais médiocre, tout comme le niveau de langue française utilisé. C’est dommage pour le lecteur et c’est injuste pour Leonard Woolf qui, sans être un grand styliste, maniait une plume élégante et parlait avec la distinction de son milieu et les mots de son époque, et donc ne disait dans sa langue certainement rien, lorsqu’il était impatienté, qui approchât du « N’importe quoi ! » qu’on lui prête et qui fait une belle carrière auprès de la jeunesse du XXIe siècle.

Ces défauts mis à part, Ma vie avec Virginia dresse un intéressant tableau de la vie du couple Woolf : ses activités, la société dans laquelle il évoluait, les difficultés auquel il dut faire face… Le point de vue de Leonard – alimenté par ses souvenirs, son journal, celui de son épouse et sans doute d’autres documents – n’a trouvé que tardivement une formulation publique : en effet, le premier volume autobiographique est rédigé vers 1960 alors que son auteur a quatre-vingts ans, et le dernier peu avant son décès en 1969. Ma vie avec Virginia, qui extrait donc environ cent cinquante pages d’un volumineux original, consacre dix pages à la famille de Leonard Woolf, son éducation à St Paul et Cambridge, et ses sept années passées à Ceylan comme fonctionnaire de l’Empire ; une centaine de pages couvrent ensuite la période qui va de 1911 au début de la guerre – ce sont les années de production littéraire fructueuses pour Virginia. Le reste du livre, environ vingt-cinq pages, tirées du dernier volume autobiographique, se concentre essentiellement sur l’année 1941, celle de la mort de Virginia, et relate les étapes de sa détérioration psychique tout en laissant parfois sur ce sujet la parole à la romancière, citée par le biais d’entrées de son journal (Leonard Woolf avait publié en 1954 Writer’s Diary, des morceaux choisis et annotés du journal que son épouse tint pendant vingt-sept ans).

Ce qu’on trouve ici dans les pages de Leonard Woolf, en plus d’une vision fine de l’œuvre et de la personne de Virginia, c’est d’abord un portrait indirect de lui-même : immense travailleur, d’une intégrité absolue, rationaliste, athée, anti-impérialiste, membre de la Fabian Society et du Parti travailliste… Un homme de très grand talent, semble-t-il, qui avait choisi de devenir l’époux d’une femme de génie dont il fut le soutien et le gardien. Un être dont le neveu affirme, dans la postface, que « s’[il] n’avait pas existé, Virginia Woolf n’aurait pas vécu assez longtemps pour écrire ses chefs-d’œuvre ».

Leonard Woolf, Ma vie avec Virginia, Les Belles Lettres

Leonard Woolf

On trouve ensuite dans Ma vie avec Virginia une évocation atmosphérique des époques auxquelles Leonard et son épouse vécurent, par le biais de vignettes ou de remarques. Souvent frappantes, elles touchent à l’histoire en général lorsqu’elles parlent d’événements politiques, de relations entre classes sociales, de syndicalisme ouvrier ; elles peuvent avoir une composante intime : le travail éditorial à la Hogarth Press que les Woolf avaient créée en 1917, la vision de leur maison de Tavistock Square détruite par les bombes, une visite à Sigmund Freud. Quelques portraits de personnages célèbres (Ottoline Morrell, Katherine Mansfield, T. S. Eliot…) croqués d’une manière assez perspicace – ou qui le paraît – ajoutent à l’habituelle et agréable illusion de se retrouver sur un pied d’égalité avec des gens plus riches, plus intelligents ou plus créatifs que nous.

Il est cependant un domaine où la pénétration de Leonard Woolf ne pouvait lui servir à rien : le désordre psychique de son épouse. Désarmé devant celui-ci comme, semble-t-il, tous les médecins consultés, il en dresse cependant avec tact des comptes rendus patients et attentifs. Dès le début de son mariage, et même avant puisqu’il connaît Virginia depuis ses études à Cambridge, il sait sa fragilité, son étrangeté, mais il reste curieusement désemparé lorsqu’il doit rapporter l’effet que, par exemple, sa jeune femme pouvait produire hors de son milieu : « Virginia […] avait tous les critères d’une très belle femme […] je pense qu’elle avait le flair de dénicher des tenues élégantes et personnelles. Pourtant, il se passait quelque chose d’étrange quand elle descendait dans la rue, les gens qui la croisaient réagissaient bizarrement et ils riaient d’elle […] ils ne se contentaient pas de la regarder, ils se moquaient […] Je n’ai jamais vraiment compris la raison de cette réaction. Ce n’était pas seulement parce qu’elle n’était pas habillée comme tout le monde. C’était surtout, à mon avis, parce qu’il y avait quelque chose de dérangeant en elle dans la manière dont elle marchait – elle pensait toujours à quelque chose d’autre, se déplaçait lentement, songeant, rêvant ».

De la maladie de sa femme, en somme, Leonard est un bon observateur, un chroniqueur navré. Sans emphase, sans révolte, il la scrute et nous permet au fil des pages d’en mesurer la gravité : les crises de logorrhée, la violence occasionnelle, l’anorexie, les tentatives de suicide. Le diagnostic de « neurasthénie » posé par tous les médecins lui paraît vide de sens, et à nous dérisoire, tout autant que leurs conseils : « Sérénité – sérénité – soyez sereine Mrs Woolf ! » Leonard devient la sentinelle, le protecteur de Virginia (ce que certains biographes lui ont reproché d’ailleurs). Mais, à le lire, comme il est étrange de penser que cet homme qui avec Virginia avait publié Freud à la Hogarth Press, lui dont un beau-frère (le frère de Virginia) et une belle-sœur étaient des thérapeutes freudiens, ait eu recours pour soigner son épouse à des praticiens aussi éloignés de toute pensée psychanalytique !

Leonard Woolf, Ma vie avec Virginia, Les Belles Lettres

Virginia et Leonard Woolf

En dernier lieu, Ma vie avec Virginia met aussi au premier plan la vie d’écrivain de Virginia Woolf, décrite tant dans son protocole journalier, ses aspirations esthétiques, que dans ses liens étroits avec l’angoisse et la folie. Si les belles descriptions de l’auteure au travail sont conformes à l’idée que nous nous en faisions, celles de la dépression qui accompagne ou suit la rédaction des livres, de l’angoisse qui surgit à l’attente des critiques, dévoilent une intensité de troubles dont nous n’avions le plus souvent qu’une idée abstraite. Quant aux autres aspects discutés (le génie particulier de l’écriture de Virginia, la nocivité qu’a représentée pour elle d’écrire des livres qui n’allaient pas dans le sens de son talent), ils importent peut-être moins pour ce qu’ils affirment que pour ce qu’ils révèlent de l’intérêt plein d’abnégation et de férocité que Leonard Woolf portait à Virginia, à l’épouse comme à l’écrivain.

À la fin, dans une conclusion obéissant au romantisme conjugal et à la nécessité de clôture narrative, Leonard Woolf nous dit qu’il enterra les cendres de Virginia dans leur jardin auprès d’ormes voisins que le couple avait appelés Leonard et Virginia. En 1943, ajoute-t-il, « il y eut une énorme tempête et l’un des deux arbres tomba ».

Lequel ? Leonard Woolf ne le précise pas.

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