La vie vidée

Fruit d’une douzaine d’années d’écriture, Haute mer est une pentalogie inquiète sur l’art au sein d’un monde qui se délite, où la matérialité des catastrophes naturelles comme des œuvres l’emporte sur l’incarnation des personnages. Une épopée collective abstraite, qui observe et commente la destruction.


Cécile Wajsbrot, Haute mer. Le Bruit du temps, 856 p., 22 €


Conçus dès l’origine comme un cycle, les cinq livres distincts qui composent Haute mer ont chacun connu une vie individuelle. Ils ont été publiés séparément entre 2007 et 2019, dispersés entre plusieurs éditeurs, Denoël, Christian Bourgois, Le Bruit du temps, avant que ce dernier ne leur donne une existence groupée.

Chacun de ces cinq romans situe des personnages désincarnés autour d’une ou de deux formes d’art qui en sont le centre toujours fuyant. La musique dans Conversations avec le maître – ou plutôt son mystère, jusqu’à sa négation –, la sculpture et la peinture comme témoins de notre histoire dans L’île aux musées, la vidéo dans Sentinelles – où le public face à l’écran se transforme en foule et tombe hors du temps –, la photographie, la chanson et ce qu’elles disent de la disparition dans Totale éclipse, et enfin la littérature, par le récit de son interdiction dans la société dystopique de Destruction. Au cours du cycle, on passe par tous les points de vue : l’artiste, la spectatrice ou le spectateur, l’œuvre d’art, le modèle…

Haute mer, de Cécile Wajsbrot : la vie vidée

Telle une arche nouvelle dans un monde en cours d’anéantissement, Haute mer se met tour à tour dans la peau de chacun des arts et montre ce qu’ils disent des catastrophes à venir : « Il y avait bien quelque chose à l’horizon, une forme sombre, une essence inconnue, une silhouette animale… » Surgissant avec la régularité des vagues, les descriptions d’évènements collectifs humains (révolutions, guerres…) et naturels (tempêtes de poussière, volcan en éruption, inondations…) sont présentes d’un bout à l’autre et forment un maelström. Destructions passées et en cours prennent l’apparence d’un même destin humain dont la temporalité et les dimensions sont captées par et intelligibles grâce aux œuvres d’art, qui offrent aux personnages des épiphanies comme on en trouve chez Virginia Woolf : ils entraperçoivent alors ce qui est en train d’arriver, à la terre et à eux, « survivants d’une espèce en voie de disparition, cherchant à nous maintenir à la surface de la terre mais condamnés à quitter nos abris, nos objets, notre confort ». La construction de ces romans, faits de l’enchevêtrement progressif de plusieurs fils narratifs, reproduit ce balancement entre obscurité incommensurable et compréhension fugace des faits, et de leurs origines.

Hantée par l’idée d’une humanité absente, Cécile Wajsbrot examinait encore dans son dernier roman, Nevermore, ces lieux où nous ne pouvons plus être. Ici, tous ses personnages attendent quelqu’un, vivent et souffrent dans l’absence, sorte de présage d’un vide universel. Souvent, ce sont des femmes qui, délaissées par des hommes et comme subjuguées par leur abandon, se dissolvent en pensées. Comme Virginia Woolf et ses Vagues (que Cécile Wajsbrot a traduit, après Marguerite Yourcenar), Haute mer rompt avec la convention du dialogue. On y trouve des lambeaux de paroles qui se complètent les uns les autres, où l’on ne sait jamais si telle voix s’adresse à elle-même ou si elle se destine à être entendue. Il n’y a plus de chair, les êtres qui passent ont l’air « étrangers », ils sont sombres et mélancoliques, déjà imprégnés d’un futur sans nous, d’un univers sans l’homme.

Cécile Wajsbrot se laisse porter par les courants de son projet, comme si, par conscience écologique, elle refusait la maitrise absolue que sous-tend le mot « roman ». Pas de sommets mais des galeries, des embranchements, une rêverie à plusieurs voix, traversée par une sourde et homogène intensité inspirée des vagues. Ce faisant, elle construit sans en avoir l’air une œuvre totale, dans laquelle certaines parties en apparence atrophiées, plus faibles, trouvent leur force dans le tout, comme des rivières se jetant dans une même mer.

Lourde d’une angoisse écologique insurmontable, l’écriture de Haute mer n’offre pas les joies réconfortantes de la catharsis mais un long périple dans les abysses, où seul l’art nous accompagne.

Tous les articles du numéro 155 d’En attendant Nadeau