Cinéaste, Mahamat-Saleh Haroun a pratiqué « une sorte de docu-fiction » avec son premier long-métrage. Après deux romans – Djibril ou les ombres portées en 2017 et Les culs-reptiles en 2022 –, c’est un genre analogue qu’il met en œuvre dans Ma grand-mère était un homme, deuxième titre paru dans une collection intitulée « Des nouvelles du réel ».
Cette collection se propose de faire relater par des écrivains, à l’échelle d’une « géopolitique de l’intime », « les bouleversements qui les touchent ». Intention limpide : raconter en donnant à ressentir, à travers des souvenirs familiaux et personnels, l’histoire chaotique du Tchad, ce « pays sans eau et sans ombre » où l’auteur est né et a grandi, de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1980 – en 1982, le narrateur, âgé d’une vingtaine d’années, arrive en France pour y poursuivre des études de cinéma.
Protagoniste désignée par le titre, la grand-mère, née dans les années 1920 dans le sud-est du Tchad et prénommée Kaltouma, ne rencontre pourtant son petit-fils que lorsque celui-ci a douze ans, en 1972. Quant à son fils Mahamat, il a dû grandir sans sa mère. Celle-ci a en effet quitté le domicile conjugal de Biltine, « un village aride de l’est du Tchad », en s’enfuyant à cheval à travers le désert alors qu’il n’avait que cinq ans. Mère et fils ne se reverront que vingt-cinq ans plus tard. L’usage du présent, le recours à une écriture fluide qui ne s’interdit pas quelques affèteries (« amours cachottières » du narrateur adolescent, « verbigérations » kadhafiennes…), contribuent à rapprocher des lecteurs les évènements relatés. Le récit suit une ligne globalement chronologique, moyennant quelques embardées, marches arrière et détours. Les titres des chapitres font alterner trois prénoms : « Haroun », le narrateur mais aussi son grand-père paternel, « Kaltouma » la grand-mère, « Mahamat » le père, fils de Haroun et Kaltouma. Durant les années de séparation, il écrira à celle-ci des lettres déchirantes. On suit d’un côté le combat pour l’autonomie de Kaltouma tel que le retrace son petit-fils à partir des récits oraux de sa grand-mère, et de l’autre le père puis le fils qui grandissent en âge, dans des conditions relativement privilégiées par rapport à la déréliction qui les environne sans pour autant être épargnés par la brutalité des évènements.
Façonner la mosaïque de l’histoire de cette famille disloquée offre l’occasion de revisiter des moments décisifs de celle d’un pays « entré dans le monde par les ténèbres », ainsi que le commente le père à propos des « pâles et piteux soleils de l’indépendance ». L’évocation de la fondation de Fort-Lamy (future N’Djamena) au début du XXe siècle permet de rappeler le sort de la tête de Rabah, chef rebelle décapité par les Français après sa mort au combat : « Considérée comme un butin de guerre, la tête de Rabah est rapportée à Paris où elle repose toujours au Musée de l’Homme pour, à l’époque, servir à l’étude des “races africaines”. » Fétus dans le vent de l’Histoire, le narrateur et sa famille sont en proie aux « évènements » sanglants des années 1970-1980, dans lesquels sont impliqués présidence autoritaire, mouvements insurrectionnels, militaires libyens, services secrets et troupes spéciales françaises. Lorsque les troubles atteignent Abéché, la famille fuit à N’Djamena, ville sordide et laide (« De la beauté nulle part. Que des mochetés ») où des combats éclatent bientôt : « Nous avons fui Abéché et nous voilà dans la gueule de la hyène. » Il ne faut cependant pas compter sur ce récit parcellaire pour édifier un panorama complet de l’histoire récente du Tchad : comme les personnages, on ne l’appréhende que par morceaux, au tamis de leur vécu. La focale s’élargit cependant : Kaltouma voyage au Nigeria, ses frères partent « en aventure » à Bangui.
Et ce livre en contient plusieurs : récit historique à hauteur d’enfant, récit de filiation dédié à deux figures – la grand-mère mais aussi le père –, récit d’exil, dans la capitale en proie à l’anomie, en Libye où le jeune homme travaille pour financer de futures études de cinéma. Puis à Paris, où se rejouent tous les attendus de la scène d’arrivée d’un jeune Africain désorienté. Et bien sûr, récit de formation : des cinémas de brousse où sa grand-mère « tombe amoureuse » de John Wayne dans La prisonnière du désert, adoubant ainsi sa vocation naissante, jusqu’à la Mostra de Venise.
Que l’histoire du Tchad soit si étroitement intriquée avec celle de la France contribue à en faire un pays indépendant « mal parti » où vont se succéder les tragédies. Cela avait pourtant commencé dans l’héroïsme et l’espoir. Le 6 août 1940, Félix Éboué, gouverneur du Tchad, se rallie à de Gaulle, précipitant ainsi le territoire colonial dans la guerre. L’appel du 18 juin « a chamboulé le destin d’une femme tchadienne », Kaltouma. C’est pour elle « le début des emmerdes ». D’abord intégré parmi les « tirailleurs sénégalais », Haroun franchit plus tard la mer sous le commandement du colonel Leclerc. En novembre 1945, « miraculé qui a su échapper aux flammes de l’enfer », il revient en héros dont la renommée a passé les frontières. Pourtant cet homme charmeur et délicat, auparavant très amoureux de sa jeune femme, est rentré de sa campagne militaire transformé, aigri et sombre : « Un homme raffiné et courtois devenu un monstre de brutalité fabriqué par les Blancs et leur maudite guerre. Un homme taiseux, enfermé dans sa chambre, marmonnant, ruminant, maigrissant, cauchemardant. » Lorsqu’il annonce à Kaltouma l’arrivée d’une deuxième épouse, celle-ci décide de s’enfuir.
Son petit-fils retrace « son inébranlable combat pour demeurer libre, toujours, à une époque où les femmes étaient réduites au silence, dévolues au rôle de simple procréatrice, et rien d’autre ». Fille de notables, Kaltouma a fait des études à l’école française, fait remarquable à cette époque dans une bourgade de l’AEF (Afrique-Équatoriale française). Lorsqu’elle cherche à empêcher le départ à la guerre de son époux, c’est « dans un français impeccable » qu’elle s’adresse à un officier qui la méprise. Devenue cavalière émérite grâce aux leçons de son jeune mari, elle scandalisera plus tard en enfourchant un vélo. Sympathisant avec Yemi, une jeune femme yoruba qui milite à l’Union des femmes d’Abeokuta fondée par Funmilayo Ransome Kuti, elle « sort de là transformée et galvanisée, prête à soulever les montagnes. Si Yemi était parvenue à se construire une vie épanouie et autarcique, pourquoi n’y arriverait-elle pas elle aussi ? » Elle importe alors au Tchad la culture du maïs et y lance l’une des premières tontines.
Sa vie durant, Kaltouma se préoccupera de l’éducation des femmes. Le narrateur explique qu’elle n’ait pu récupérer son fils par le fait qu’elle n’avait aucune chance face aux « pouvoirs traditionnels, pour qui l’homme est le chef de famille incontestable », tandis que la « justice coloniale se range toujours du côté des dominants ». Pourtant, lorsqu’elle le retrouve enfin, car il l’a fait venir auprès de lui à Abéché, elle lui reproche vertement de ne pas avoir donné, comme le veut la tradition, son prénom à sa première fille. Le caractère trempé de l’aïeule se manifeste encore lorsque, le Tchad s’enfonçant dans la guerre civile, elle dort avec un sabre à portée de main, obligeant le jeune Haroun à conserver un poignard près de lui. Celui-ci trace d’autres portraits de femmes libres dont il a croisé la route : Madame Borth, une Franco-Italienne probablement espionne, et surtout Falmata, la sage-femme qui l’a vu naître et préside encore aux naissances de ses jeunes frère et sœurs, une femme « splendide », « célibataire assumée » aux pantalons pattes d’eph et compliments sucrés, « honnie par nombre d’hommes ». Ces deux femmes, au demeurant, périront assassinées.
Pour annoncer son second mariage à Kaltouma, Haroun le guerrier valeureux a usé d’un stratagème en la surprenant durant sa prière. C’est qu’il craint par-dessus tout sa réaction. « Or, Haroun sait que Kaltouma est de la race de celles qu’on appelle ici les femmes béliers. Selon une vieille légende, ces femmes frondeuses, pourvues d’une tête de bélier, monstrueuses et furieuses, n’abdiquaient devant rien et finissaient toujours, grâce à leur force ésotérique et leur puissance occulte, par sortir victorieuses de tous les coups tordus. L’histoire disait que, dans une lointaine époque, elles avaient même fondé leur propre royaume et instauré, à côté de la polygamie, la polyandrie, pour être sur un pied d’égalité avec les hommes. Femmes inébranlables, femmes incassables, ma grand-mère se revendiquait de leur lignée. » C’est pourquoi, plutôt que de voir dans le titre du livre une affirmation de la masculinité de cette femme qui dort avec un sabre – et n’hésitera pas à en faire usage –, on peut y lire le simple rappel d’un principe si souvent bafoué, au Tchad ou ailleurs : une femme est un être humain doté des droits de tout être humain. Principe hautement incarné par Kaltouma.