Deux cités dans la domination coloniale

Au tournant du XXe siècle, quatre-vingts militaires français et six cents tirailleurs envahissent et occupent les régions du Sahel et du Sahara. Les deux villes d’Agadez et de Zinder, situées dans l’actuel Niger, basculent progressivement dans le crépuscule précédant la « grande nuit » (Achille Mbembe) de la colonisation. Dans un ouvrage remarquable, l’historienne Camille Lefebvre réinterroge, à partir d’une documentation inédite, la profondeur et les enchevêtrements de mondes sociaux en confrontation.


Camille Lefebvre, Des pays au crépuscule. Le moment de l’occupation coloniale (Sahara-Sahel). Fayard, coll. « L’épreuve de l’histoire », 345 p., 24 €


Les premières années de l’occupation coloniale du Niger, entre 1898 et 1906, sont encore fréquemment considérées comme un moment de rupture. Elles sépareraient une histoire ancienne « précoloniale » d’une histoire contemporaine débutant avec l’arrivée des Européens. Pourtant, la seule violence d’une poignée d’hommes techniquement avantagés ne peut suffire à expliquer l’établissement, à terme, d’une situation coloniale. À la croisée de multiples historiographies, Des pays au crépuscule de Camille Lefebvre montre que ces années relèvent plutôt d’un lent basculement que d’un renversement.

Des pays au crépuscule, de Camille Lefebvre

Le mur d’enceinte du « birni », siège du palais de Zinder (vers 1900) © Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, fonds Gouraud, photographie A025292

Au fil des pages, Camille Lefebvre pose minutieusement le cadre de la réalité quotidienne de l’occupation française à Agadez et à Zinder. Ces métropoles cosmopolites et densément peuplées sont jusqu’alors les sièges de deux puissants sultanats. Leur économie repose en grande partie sur le travail servile, et la région est au cœur de réseaux transsahariens de longue durée. Avant même l’arrivée des nasara (« chrétiens » en haoussa), qu’ils connaissent par ailleurs, les habitants de ces villes ont le sentiment d’un monde qui change. Rabih vient de défaire le sultan du Borno, des discours millénaristes et messianiques annoncent l’arrivée du Mahdi et l’État voisin de Kano est en crise. L’arrivée en 1898 du capitaine Cazemajou, venu matérialiser la zone d’influence tricolore établie en amont par le partage franco-britannique de la région, s’inscrit donc dans un contexte géopolitique incertain.

Tandis que l’officier ne prête aucune attention à ses interlocuteurs et n’est guidé que par la volonté d’imposer un rapport de force, le sarki (« souverain » en haoussa) du Damagaram, établi à Zinder, le perçoit comme un commerçant irrespectueux transportant des armes. Au terme d’importants débats avec des membres de sa cour et avec des lettrés, il décide de son assassinat pour s’approprier les fusils nécessaires à la guerre qu’il mène contre le sarki de Kano. Mort héroïque à venger pour les uns, décision secondaire autant justifiée que regrettée pour les autres, l’événement est caractéristique des premières situations de contact. Les missions militaires suivantes – Foureau-Lamy (1898-1900), Voulet-Chanoine (1899), Joalland-Meynier (1899-1900), etc. – obligent alors les uns à redéfinir leurs attitudes comme leurs incertitudes en fonction de celles des autres.

Des pays au crépuscule, de Camille Lefebvre

Lettre du capitaine Voulet au Sultan de Sokoto (20 janvier 1899) © Archives nationales d’outre-mer, mission 110, dossier 5, pièce 80

Chacun des chapitres – lesquels sont le résultat d’années d’enquêtes de terrain et de collecte d’archives – impressionne par la diversité des points de vue restitués. On y découvre, par exemple, que les officiers français entretiennent une correspondance, en arabe, avec différents acteurs africains. Ils usent même de la rhétorique islamique et tentent de justifier la colonisation par la volonté divine. Le 20 juillet 1899, la lettre que le capitaine Voulet envoie au sultan de Sokoto débute ainsi par la formule « Au nom d’Allah, le Roi, le tout puissant, le juste ». Parallèlement, puisque l’Afrique de l’Ouest est un monde plurilingue, Camille Lefebvre s’attache à la mise en valeur de la « bibliothèque africaine » (Ousmane Kane) oubliée. Des traditions orales mais surtout de nombreux documents en arabe ou en ajami – système d’écriture du peul, de l’haoussa, du kanouri ou encore du tamasheq avec des caractères arabes – contrebalancent toujours la vision des colonisateurs. Grâce à la maîtrise complète de son corpus, l’historienne réussit alors, par un véritable tour de force méthodologique, à faire apparaître les figures tierces de l’occupation. De nombreuses pages sont ainsi consacrées à la violence du quotidien des tirailleurs « sénégalais », en réalité originaires du Soudan français (actuel Mali), au rôle essentiel des interprètes, tel Moïse Landeroin qui traduit l’ensemble des documents français, aux figures de l’entre-deux, comme le commerçant zindérois Malam Yaro, ou encore à celles de l’intime, à l’image d’Ouma Dicko qui entretient une relation amoureuse avec le commandant Gouraud.

De la diversité de ces documents émerge en filigrane une pluralité sociale de discours. Le bref moment de l’occupation est un espace des possibles dans lequel les Français, du fait de leur faiblesse numérique, doivent sans cesse négocier. Pour autant, aveugles aux hiérarchies sociales, ils demeurent longtemps incapables d’identifier leurs interlocuteurs. En 1898, le commandant Lamy, qui se met en scène à l’entrée d’Agadez comme al-Hajj Lamin, un pieux musulman adepte d’une confrérie soufie, confond même le sultan avec un esclave du palais envoyé à sa place. Focalisés sur leurs grilles de lecture raciales, opposant par exemple dans l’Aïr et à Agadez les Touaregs au reste de la population, ils ne comprennent pas non plus la complexité des relations de pouvoir. C’est plutôt l’ambiguïté que les militaires français entretiennent vis-à-vis de l’islam, comme les exactions qui ponctuent leurs missions, qui posent les bases d’un déséquilibre. Leurs discours, prétendument égalitaires, incitent des individus marginaux, comme les esclaves, en particulier de cour, à les soutenir pour améliorer leur condition. Dès lors, la domination s’impose, en particulier parce qu’elle s’appuie sur les inégalités sociales des sociétés du Sahara et du Sahel.

Des pays au crépuscule, de Camille Lefebvre

Le sultan Amadou dan Bassa en visite au camp de Zinder (vers 1902) © Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, fonds Gouraud, photographie A026050

Alors qu’il y a aujourd’hui davantage de militaires français au Niger que pendant l’ensemble de la période où la France a colonisé cette région, cet ouvrage invite indubitablement à penser notre présent. Les regards et la langue sont encore largement imprégnés par les grammaires des discours coloniaux : « conquête », « soumission » ou « ethnie » sont autant de mots problématiques, théoriquement significatifs pour les administrateurs coloniaux, qui remplacent trop souvent ceux de « domination », d’« occupation » ou de « groupe socio-culturel ». Des opérations Serval (2013-2014) et Barkhane (depuis 2014) aux débats sur la place de l’islam en France, la lecture de cet ouvrage met donc aussi au jour la complexité des legs de la colonisation pour mieux dépasser les conflits hérités du passé.

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